Défense de la langue française   
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Remerciements de Frédéric Lodéon,
violoncelliste, chef d’orchestre, animateur et producteur à Radio France,
recevant le prix Richelieu 2007, décerné par Défense de la langue française
le 29 mars, dans les salons de l’Institut de France

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, chers Amis,
Permettez moi de vous dire tout d’abord la joie que j’éprouve à être en votre compagnie, et aussi, la confiance que je ressens. Confiance, parce que je suis certain de ne pas entendre jusqu’à la fin de cette réunion :
« un espèce de »,
« les événements avec lequel nous sommes confrontés »,
« le train pour Bordeaux partira de la voie une », ou pire : « de la voie numéro une »,
« un autoroute », « un H. L. M. »,
« aller en vélo »,
« pour pallier à ce problème »,
« une gageure », prononcé comme un malheur au lieu de « gajure »
« j’en ai les oreilles rabattues »,
« vingts élèves », ou encore, entendu récemment : « Avec ces gens là, Monsieur, tout est capable. »
Mais pourquoi en vouloir au Québécois qui vous dit : « J’vais chercher ma blonde avec mon char », même si son amoureuse a les cheveux couleur de jais, et même si sa voiture n’a que deux places ?
Et si à la Martinique, terre d’origine de ma famille, on vous demande « Ça ou fé ? » (Comment ça va ?), vous aurez peut être plaisir à répondre : « Tout douce... » Et si on vous y propose le « Pété pied », ne craignez pas une agression contre vos membres inférieurs. C’est que l’on veut vous offrir successivement un verre de rhum blanc, un verre d’absinthe (tolérée là-bas), et pour adoucir le tout, une rasade d’eau de coco. Après la troisième tournée, essayez donc de vous lever, surtout si ce rituel a eu lieu en plein soleil sur la plage des Salines. Et ne rougissez pas, Mesdames, en entendant au marché de Fort de-France les joyeuses doudous appeler les petites bananes des « rhabillez vous, jeune homme » et les grosses, des « ouaille, maman ! ».

D’un vieil homme qui a un peu perdu la tête et se met à raconter sa vie dans le désordre, on dit qu’il « déparle ». N’est ce pas plus imagé que de dire « il délire » ? Et plus délicat que « Ouah, le vioque, il a pété un câble ! » Toutes ces inventions, toutes ces licences poétiques ou non, et quelles que soient leurs qualités, sont un hommage à la langue mère et lui donnent des couleurs bien pittoresques.

Et ce n’est pas négliger le français que d’accepter dans le domaine musical : pianissimo, piano, mezzo piano ou mezzo forte, forte, fortissimo. Ou adagio, adagietto, lento, andantino, andante, allegretto, allegro, vivace, vivacissimo. Ces termes sont compris des musiciens du monde entier, de même qu’arco (avec l’archet), pizzicato (en pinçant la corde avec les doigts), col legno (avec le bois), et bien sûr, concerto. En revanche, nous n’avons pas eu à emprunter ou féminiser les noms d’instrumentistes, puisque l’on dit ; un ou une pianiste, violoniste, hautboïste, harpiste, et caetera. Mais pourquoi soprano, mezzo soprano, alors que ces messieurs sont appelés ténor, baryton et basse ? Ce sont les mystères de l’usage, et ses facilités qui font que courriel a du mal à s’imposer face à « e mail », et apparence face à « look ». Mais nous avons bien réussi à prononcer les noms de Bach, Mozart ou Schubert à la française. Comme la langue, la musique a ses origines, ses règles et ses plaisirs. On peut imaginer sa naissance ainsi :
Les bruits de la nature ont impressionné les premiers habitants de la terre : grondements de l’orage ou des éboulements rocheux, sifflements, mugissements, ululement du vent, rumeur de l’eau qui s’écoule paisiblement ou qui éclate en cascades, cris inquiétants ou familiers des animaux. Rugissements ou feulements des carnassiers, pépiements, roulades, trilles des oiseaux... Les nuances sont multiples et l’oreille de nos lointains ancêtres s’en est trouvée richement éduquée. Un chasseur au repos a pu s’amuser à faire vibrer la corde de son arc pour reproduire le son entendu lors du lâcher de ses flèches : il venait d’inventer le principe de la harpe. Un enfant à l’affût au bord d’une mare a peut être soufflé un jour dans un roseau et entendu un son nouveau qu’il pouvait reproduire à sa guise : la flûte était née. Mais la voix fut certainement le premier moyen d’expression à tendance musicale. Les cris de détresse, de joie, de triomphe, les appels, les gémissements plaintifs ou voluptueux ont constitué une gamme d’intensités, de significations, d’émotions reconnaissables qui, petit à petit, ont imprégné les consciences : les sons ont acquis une identité, ils sont devenus des codes affectifs. Tout cela a favorisé la naissance du chant, moyen plus ou moins harmonieux de partager des sentiments, d’éveiller chez l’autre la compassion, la joie, l’angoisse, d’exprimer la crainte ou l’amour. Qu’est ce qui a pu pousser certains individus à vouloir perfectionner ces rudiments pour arriver progressivement à la mélodie, au rythme et à l’harmonie ? Encore une question qui met en relief les capacités d’évolution et d’invention de nos ancêtres.

Bien plus tard, Grégoire Ier Le Grand, pape de 590 à 604, fera codifier les chants liturgiques de la chrétienté et créera le chant grégorien. Au XIe siècle, le moine Gui d’Arezzo posera les bases du solfège moderne en utilisant les premières syllabes d’une hymne à saint Jean-Baptiste :
Ut queant laxis
Resonare fibris
Mira gestorum
Famuli tuorurn
Solve polluti
Labii reatum
Sancte Johannes
(Afin que ton serviteur puisse chanter, à gorge déployée, les merveilles de tes actions, ôte, saint Jean, le péché de ses lèvres souillées.)
L’Ut sera changé en Do pour plus de facilité de prononciation par des Italiens, au XVIIe siècle. Les peuples anglo-saxons ont préféré se servir de lettres de l’alphabet (C, D, E, F, G, A, B ou H). Peu importe. On pouvait dès lors désigner les notes clairement.
Il a fallu attendre le XIVe siècle pour que la musique instrumentale soit, elle aussi, copiée, et donc préservée en partie d’un oubli définitif. Ainsi, de tâtonnements en tâtonnements, d’expériences en expériences, se sont développés deux magnifiques supports de la pensée humaine : le langage et l’art des sons. Grand merci à tous nos prédécesseurs sur cette planète. Merci à Monteverdi, Vivaldi, Rameau, Couperin, Bach, Mozart et tant d’autres. Merci pour la langue française à Ronsard, Molière, Corneille, Racine, Rimbaud, Verlaine, Marguerite Yourcenar, Anatole France, Jean Dutourd, vous ici présents, et tant d’autres. Et à ceux qui, venus d’ailleurs, ont choisi notre langue : le regretté Henri Troyat, Andrei Makine, prix Goncourt et Médicis pour Le Testament français, Daï Sijie, auteur de Balzac et la petite tailleuse chinoise, François Cheng, de l’Académie Française, Léopold Sédar Senghor, bien sûr, Assia Djebar et tant d’autres.
Mozart pensait que le français ne convenait pas à l’opéra. Il a été contredit par Gounod, Bizet, Massenet, Debussy et son fameux Pelléas et Mélisande et bien d'autres compositeurs, tels aujourd’hui Pascal Dusapin, Philippe Hersant, ou Béatrice Thiriet, et Laurent Petitgirard de l’Institut, présents tous les deux ce soir.

Le français est peut-être moins sonore que l’italien, moins percutant que l’allemand, ses accents toniques sont moins marqués. C’est une langue polie par des générations de beaux esprits, et on connaît le mot prêté à Frédéric II Le Grand (et avant lui, à François Ier) : « Je parle allemand à mes chevaux, italien à mes maîtresses, et français à mes amis. » Eh oui ! Quel régal de savourer et de partager des mots tels que melliflu, coruscant, amour, douceur, gentillesse, tendresse ; glaïeul, iris, pensée, rose, coquelicot. De parler d’un vin gouleyant, de sa robe, de sa jambe, de sa cuisse... De pouvoir humer un livarot, un rocamadour, un saint-nectaire ou un reblochon. Notre langue est riche de la diversité de ses régions et des apports extérieurs qu’elle a acceptés avec discernement. Je n’oublie pas que mon prénom, Frédéric, vient du germain Friedenreich, qui signifie « riche de paix ».
Je pense maintenant à mon instituteur de l’école en briques rouges du boulevard Bessières, Monsieur Fertout, qui me laissait terminer mes rédactions au fond de la classe, alors qu’il continuait ses cours d’histoire ou de géographie pour les autres élèves, moins portés sur l’écriture. Je pense à Jacques Chancel qui m’a appris que je pouvais aussi faire aimer la musique par le verbe.
Je pense à mon maître Rostropovitch qui vient de fêter son quatre-vingtième anniversaire à Moscou, malgré sa maladie. Il y a trente ans, j’ai eu la joie de remporter le concours qui porte son nom ; aujourd’hui, vous me faites l’honneur de m’octroyer le prix Richelieu. Ainsi, les efforts que j’ai poursuivis au service de mes deux passions sont-ils récompensés de la manière la plus touchante à mes yeux.

Conscient que ce nouvel honneur implique de nouvelles responsabilités, je m’appliquerai à être encore plus vigilant lorsque je m’exprimerai jour après jour sur les ondes de France Inter, ou semaine après semaine sur celles de France Musique.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, chers Amis, merci de tout cœur pour votre bienveillante attention.
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