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Éditorial N° 203

par : Jean DUTOURD de 1 'Académie française

LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR
Léopold Sédar Senghor
Né le 9 octobre 1906, le poète-président est décédé le 20 décembre 2001. Membre d’honneur de DLF depuis 1966 à la demande de notre fondateur Paul Camus,Léopold Sédar Senghor fut pour beaucoup d’entre nous une référence et un modèle. Notre président Jean Dutourd l’affirma pour lui-même dans un discours prononcé à l’Académie française, le 30 novembre 1989. En voici des extraits.

La personne qui me réunit indissolublement à l’imparfait du subjonctif avait de grands pouvoirs, non seulement sur les mots, étant poète, mais aussi sur les hommes. Il s’agissait de Léopold Sédar Senghor, à propos de qui l’on peut reprendre la formule de Saint-Simon et dire qu’il était plutôt le roi que le président du Sénégal. Lorsqu’on me présenta à lui, de nombreux détails de sa personnalité me plurent : son agilité d’esprit, le beau français qu’il parlait, sa diction un peu lente, le pétillement de sa physionomie, la noblesse de son maintien, une certaine façon de croire à l’importance de ses fonctions et au sérieux de la vie, sans que cela fût incompatible avec le détachement et le fatalisme. De son côté, je crois que je ne l’ennuyai pas ; en effet, pendant les trois semaines que je demeurai au Sénégal, il me manifesta beaucoup d’attentions, me conviant, ainsi que ma femme, à l’accompagner dans ses déplacements en province, faisant installer pour moi un fauteuil (de style Louis XV) à côté du sien sur les estrades dans les manifestations officielles, et causant avec moi la plupart du temps, de façon ostensible, sans souci de son manège. J’en étais fort honoré et quelque peu amusé, car je voyais les regards inquiets, pensifs, obséquieux ou haineux que dardaient sur moi les dignitaires de la cour. Ils se demandaient quel était ce nouveau favori dont le maître s’était subitement engoué et de quels secrets, dont ils n’étaient pas, nous pouvions bien nous entretenir. N’eût été la couleur de leur peau et la chaleur africaine, je me serais cru dans le faubourg Saint-Honoré. Ces ministres, ces gouverneurs de provinces, ces députés, ces généraux étaient de purs produits de chez nous, tels que l’histoire de France, ancienne et moderne, en offre des modèles par centaines. Je pensais non sans rire à leur étonnement s’ils avaient saisi notre conversation : il n’était question que de littérature, de philosophie et de grammaire. Surtout de grammaire. Quoique ce sujet m’intéressât vivement, attendu que la grammaire pour un écrivain est comme la scie à chantourner ou la varlope pour un menuisier, je ne m’en étais jamais entretenu avec tant de suite, jour après jour en compagnie d’un confrère, artisan comme moi au milieu de ses grandeurs. Plus artisan encore, puisqu’il était agrégé de grammaire, autant dire sorti d’une école professionnelle.

Il me semble que notre discussion la plus animée eut lieu à Saint-Louis du Sénégal, la nuit de l’anniversaire du Président. La population avait organisé une grande fête en son honneur. Il se tenait avec son entourage sous un dais, lui et moi au premier rang, sur nos fauteuils Louis XV. J’étais quand même un peu en retrait, ce qui ne faisait que me rendre plus considérable, car le Président, à chaque minute, se détournait pour m’expliquer le spectacle ou se délecter de quelque anacoluthe dans telle phrase de Montesquieu ou tel vers de La Fontaine. Des tourbillons de jeunes et vieilles femmes en boubou de cérémonie racontaient inlassablement sa vie et ses prouesses depuis le berceau, défilant ses diplômes universitaires, psalmodiant ses doctorats honoris causa (ils étaient infinis), ses succès politiques en France, les étapes de sa puissance au Sénégal, sa gloire présente. Cela recommençait cinq fois, dix fois, sinon davantage, avec des mélopées, des cris aigus, dans un grand remugle d’épices, de friture, d’hygrométrie excessive, de chaleur, de sueur et de patchouli.

Fut-ce là qu’apparut dans nos propos l’imparfait du subjonctif, ainsi que la nécessité de l’utiliser sans faux-fuyants, sans ambiguïté, sans appréhension ni pudeur ? À vingt-cinq ans de distance, je n’en jurerais pas ; cependant je garde dans la mémoire le contraste entre cette fleur syntaxique de nos climats latins et les cris des demoiselles ouolof débitant leurs litanies hagiographiques dans un français strident et roucoulant à la fois, glapissant et mélodieux, bref aussi loin que possible de M. Dumarsais ou de M. Ménage.

Les souvenirs ne sont pas des tableaux accrochés une fois pour toutes dans le petit musée de la mémoire mais, pour le bonheur des romanciers, des aliments que l’on digère, qui passent dans le sang et les neurones, qui se transforment en idées, en énergie créatrice. Il leur arrive aussi de tourner à la légende intime. Que l’imparfait du subjonctif ait été justifié à mes yeux, réhabilité, rétabli dans sa dignité séculaire à Saint-Louis du Sénégal, premier établissement français en Afrique, exactement contemporain de la fondation de l’Académie française, plutôt qu’à Dakar ou dans quelque forêt de la Casamance, par un Président-roi entouré de toute sa pompe et célébré par ses fidèles sujets, c’est là une trop belle image, convenez-en, Messieurs, trop appropriée à la grandeur de la révélation, pour que je perde mon temps à lui appliquer la méthode historique-critique. Saint-Louis est du reste une ville qu’un Français ne peut visiter sans qu’il soit envahi par la rêverie. On pourrait, s’il n’y faisait si chaud, l’ériger en capitale de la francophonie, tant la France est là, aussi bien par la chair que par l’esprit, une France africaine, certes, mais si ancienne, si liée à l’Afrique que les Sénégalais de Saint-Louis nous paraissent aussi proches et familiers que des Normands. La statue de Faidherbe en bronze sur la place de France est plus chez elle, ma foi, que tant de statues de grands hommes dans leurs villes natales.

[...] Dans la grande affaire de l’imparfait du subjonctif, le président Senghor a joué pour moi le rôle du patron ébéniste qui assemble sa marqueterie avec des doigts de fée, ou du patron parfumeur qui fait ses dosages avec ce que j’appellerai « un nez absolu », comme on dit de certains compositeurs qu’ils ont l’oreille absolue. J’ai été son apprenti pendant trois semaines, et le plus beau est qu’en un temps si court, j’aie pu lui voler ce dont j’avais besoin pour mettre fin à vingt ans d’incertitudes. Pas une fois, j’en jurerais, au cours de ces trois semaines de conversation et souvent de badinage, le Président n’a manqué un de ces redoutables imparfaits. Ils fleurissaient dans sa bouche comme des bougainvillées, ils s’étendaient comme des baobabs. Ils n’avaient rien qui tranchât sur l’immémoriale nature africaine, et mieux encore, rien qui tranchât sur les objets modernes qu’on y avait importés. Ils appartenaient à la maison du Président comme sa garde qui était magnifiquement vêtue, dans le genre de nos spahis, et qui « présentait sabres » quand il descendait les degrés de son palais.

L’Afrique est un continent affamé. Je ne veux pas dire par là que la disette y sévisse, mais que rien n’y vit longtemps : la chaleur et l’humidité mangent tout. Dans l’île de Gorée, des canons de bronze ont été rongés comme des os en cent ans. Le fer rouille, les machines se détraquent, rien ne tient, rien ne résiste, sauf les hommes et les animaux. Quand on est aux prises avec un tel Moloch, il faut sans cesse parer au plus pressé, c’est-à-dire simplifier la vie à l’extrême, rendre les choses et les institutions aussi légères que possible. La gloire de Senghor est d’avoir regardé son pays non avec les yeux d’un Africain fataliste et pragmatique, mais avec ceux d’un grammairien, d’un humaniste, d’un artiste qui a senti, à force de réflexion et d’instinct, que le propre de la civilisation est d’être compliquée, et que toute tentative pour y apporter des simplifications n’est pas autre chose qu’un retour à la barbarie. Durant trois siècles, la France s’est efforcée de compliquer le Sénégal et n’y est pas mal arrivée ; Senghor le normalien a continué cette œuvre. Il y avait d’autant plus de mérite que, du temps de sa magistrature, la simplification gagnait partout dans le monde. C’est ainsi que l’imparfait du subjonctif, dans sa conversation, était bien autre chose qu’un désir d’être fidèle aux règles vénérables de la Rue d’Ulm ; c’était un manifeste, une profession de foi. Cela signifiait qu’il ne cédait pas, lui Senghor, non plus que son peuple sur lequel il avait l’ascendant d’un père, à la ridicule erreur moderne qui consiste à croire que l’on gagne du temps en supprimant les détails, les ornements et, de proche en proche, tout ce qui fait que l’existence est riche et diverse, au lieu qu’elle soit nue et pauvre.
Jean DUTOURD de 1 'Académie française
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