Défense de la langue française   
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Éditorial N° 205

par : Jean DUTOURD de 1 'Académie française

DE L’INUTILITÉ DES JUGEMENTS

L’Intellectuel : Vous écrivez comme un cochon. Vous n’avez aucune originalité, aucun style. Vos idées ne dépassent pas les lieux communs. Bref, des cinquante volumes que vous avez publiés, il ne restera pas une ligne. Tout cela se noiera dans l’oubli. J’espère que je ne vous attriste pas en vous parlant de la sorte.

L’Auteur : Mais non, pas du tout, cher Monsieur.

L’Intellectuel : Vous pensez que je me mets le doigt dans l’œil. Pendant que je parle, vous vous dites : « Cause toujours !... »

L’Auteur : Je vous assure que je ne me dis rien de tel. Simplement je désirerais vous faire remarquer que je ne suis pas d’accord avec vous sur la valeur de mon œuvre et ses chances de passer à la postérité. Vous ne vous y attendiez pas, d’ailleurs, je suppose.

L’Intellectuel : Je m’y attendais un peu quand même. On a toujours l’espoir que quelqu’un, entendant la vérité, s’y ralliera.

L’Auteur : Cher Monsieur, votre vérité n’est pas la mienne, et je n’ai aucune raison de préférer votre jugement à mon intuition. Ce sont deux subjectivités antagonistes, voilà tout. Qui a raison de vous ou de moi ? Impossible de le savoir aujourd’hui. Il faudra attendre trente ans après que nous serons morts. Pour ce qui est du présent, je ne vous demande pas grand-chose : tout juste d’être aussi tolérant que moi. Je ne me formalise pas que vous me considériez comme un idiot. Ne soyez pas vexé si je ne vous crois pas sur parole.

L’Intellectuel : Je ne suis pas vexé. Un peu attristé, sans plus. Vous prenez ma franchise pour de l’hostilité. Je le vois bien.

L’Auteur : Je le pourrais, car la franchise est généralement le prétexte de la perfidie. Quand un homme vous dit qu’il va être franc, il faut s’attendre aux pires insinuations ou aux pires injures. Mais ce n’est pas le cas présentement. Je ne crois pas que vous me détestiez ni que vous ayez particulièrement envie de m’être désagréable. Je suis même sûr que vous parlez selon votre cœur. D’ailleurs, la question n’est pas là. L’Intellectuel : Et où est-elle, s’il vous plaît ? Et qui la tranchera ?

L’Auteur : Elle est loin, loin. Ni vous ni moi ne la verrons. Quant à ceux qui la trancheront, ils ne sont pas nés.

L’Intellectuel : Ah ! la postérité ! C’est votre dada. Mais la postérité, mon cher, sera faite de gens comme nous. Pas plus malins. Pas plus équitables. La postérité, ce n’est pas Dieu, qui récompense les bons et punit les méchants, mais des individus aussi peu sûrs de leur goût, de leur perspicacité, que nous ne le sommes nous-mêmes.

L’Auteur : C’est exact. Le monde, trente ans après notre trépas, ressemblera comme deux gouttes d’eau à celui de maintenant, mais avec une petite supériorité malgré tout pour les lecteurs des livres publiés par moi : on me lira sans passion politique, sans antipathie pour mon caractère. Comme je serai mort, ma tête n’agacera plus personne. Bref, si j’ai du succès vers 2050, ce sera pour de bonnes raisons, pour des raisons sérieuses, c’est-à-dire ma musique. Il s’ensuit que ce que je pense et ce que vous dites de mon œuvre n’a pas la moindre importance. Ou c’est vous qui avez raison, ou c’est moi. Si c’est vous, je serai bien oublié et je ne l’aurai pas volé. Si c’est moi, vous passerez pour un crétin, à supposer qu’on se souvienne de votre nom. Vous voyez qu’il n’y a décidément pas de quoi se chamailler. Une vérité qu’on ne connaîtra que dans trente ou cinquante ans ne vaut pas que deux messieurs distingués comme vous et moi se conduisent en fanatiques.
Jean DUTOURD de 1 'Académie française
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