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Éditorial N° 206

par : Jean DUTOURD de 1 'Académie française

TROIS JOURS À DEAUVILLE
AVEC LE PÈRE DUMAS

Au milieu du mois de février, je me sentis un peu mal dans ma peau, ce qui ne m’était pas arrivé depuis l’âge de vingt ou vingt-cinq ans. J’en étais si déconcerté que je fis une chose unique dans ma vie : j’allai passer trois jours à Deauville, pensant qu’à cette époque de l’année, le temps serait mauvais et que je ne rencontrerais personne de connaissance.

Je descendis dans un hôtel magnifique et baroque qui me fit penser à quelque chalet normand imaginé par Louis II de Bavière. Je n’avais emporté avec moi qu’un seul livre : Le Comte de Monte-Cristo. Curieusement, moi qui suis un admirateur fanatique de Dumas depuis mon enfance et qui ai à peu près tout dévoré de sa production, je n’avais jamais lu ce roman-là. Je ne sais quelle prévention j’avais à son encontre. Peut-être était-ce qu’on l’avait trop souvent adapté au cinéma depuis Pierre-Richard Willm avant-guerre jusqu’à Depardieu récemment. En fait, c’est plutôt à cause du début de l’histoire. Ce pauvre Edmond Dantès et tous ses malheurs, son emprisonnement interminable dans une cellule du château d’If, son amitié avec l’abbé Faria, son désespoir d’avoir été victime d’une machination, tout cela me décourageait d’avance. Et voilà comment, pendant des dizaines d’années, je suis passé à côté d’un chef-d’œuvre sans le voir.

Lorsque je partis pour Deauville, j’en étais à peu près à la deux centième page, c’est-à-dire après l’évasion de Dantès et sa métamorphose. L’infortuné jeune homme tombé dans un traquenard à cause de trois canailles n’existait plus. Il avait été transfiguré par les épreuves, son esprit avait été formé par une espèce de philosophe de génie, son compagnon de captivité. Dumas ne dit nulle part que son être physique avait subi une métamorphose analogue, mais le lecteur le sent fortement. Le comte de Monte-Cristo n’est plus le fiancé un peu fade de Mercédès, c’est un personnage mystérieux, secret, très puissant, dont personne, du reste, ne reconnaît le visage. Dumas ne le décrit guère, mais on a le sentiment que cet homme de trente-cinq ans est d’une beauté ténébreuse, et même qu’il a grandi en taille et en carrure.

Tel est le premier côté merveilleux de Monte-Cristo : cette transmutation d’un bon jeune homme en un génie tantôt bienfaisant, tantôt vengeur. Grâce à l’abbé Faria qui sait tout sur le monde et qui lui a fait cadeau d’un trésor inestimable, les treize années que Dantès passe en prison dans des conditions affreuses sont une initiation, un exploit, une épreuve dignes d’un chevalier.

Un autre aspect admirable du livre est son côté enfantin. C’est comme une espèce de rêve d’écolier méditant des vengeances implacables et surnaturelles contre un professeur qui lui a donné de mauvaises notes, et qui se complaît à imaginer les malheurs pleuvant sur la tête de l’abject pédagogue. Il y a dans Monte-Cristo une arithmétique des châtiments et des récompenses extraordinairement satisfaisante pour le lecteur, qui voit chacun des personnages du livre devenir heureux ou tomber dans le plus profond désespoir selon ses mérites ou ses noirceurs.

Troisième sujet d’admiration : on trouve dans Monte-Cristo une description de Paris et du monde tels qu’ils pouvaient être dans la première moitié du xixe siècle aussi vraie et dépaysante qu’on puisse le désirer. Auteuil est encore un village, les chevaux sont précieux comme des Rolls ou des Ferrari, l’intérieur des maisons est d’un luxe à peine concevable aujourd’hui. Quant au comte de Monte-Cristo, il est si riche, si puissant, tout lui obéit si promptement qu’on n’arrive pas à concevoir qu’un homme comme lui ait pour limite de ses déplacements vingt ou trente kilomètres à l’heure.

Oserai-je dire qu’il y a quelque chose de balzacien dans Monte-Cristo ? Cela tient à trois raisons. D’abord que Balzac et Dumas étaient contemporains et qu’il y a une saveur d’époque, un ton, quasiment une odeur semblables ; en second lieu, Monte-Cristo amplifie certaines particularités de Balzac, à savoir le goût pour le fantastique, la somptuosité, « les voluptés asiatiques », la puissance au service des passions. Enfin Dumas, comme Balzac, ne néglige aucun détail, aucun mystère psychologique. De là, une abondance dont le lecteur ne se lasse jamais, tant il est charmé par cette complication et ces détails qui sont ceux mêmes de la vie.

J’ai beaucoup avancé ma lecture pendant les trois jours que j’ai passés à Deauville. Dehors il pleuvait, le vent soufflait en bourrasques, il faisait un froid humide qui ne donnait guère l’envie de faire le badaud sur les planches. Je restais calfeutré dans ma chambre au chalet normand du roi de Bavière. Pendant les repas, dans le grandiose décor de l’hôtel, je lisais en mangeant, comme un gamin qui découvre la littérature. De temps à autre, j’avais une pensée reconnaissante pour le bon père Dumas, qui me rajeunissait, et je déplorais qu’il fût question de mettre ce grand homme, si vivant, dans la froide crypte du Panthéon, cette espèce d’Académie posthume dans laquelle il y a tant d’inconnus. Le vrai, le seul Panthéon des écrivains, c’est le cœur de leurs lecteurs.
Jean DUTOURD de 1 'Académie française
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