Défense de la langue française   
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Éditorial N° 210

par : Jean DUTOURD de 1 'Académie française


Nous reproduisons ici un passage du dernier livre de Jean Dutourd, Les Voyageurs du Tupolev (Plon, 2003, 126 p., 14 €), où l’on voit qu’il s’en fallut de peu que notre président restât à Londres et n’écrivît jamais en français.

Il y eut du coup de tête dans mon retour en France. Du reste, le coup de tête est assez dans mon style. J’en ai donné une dizaine au cours de ma vie, sinon davantage, et chaque fois mon destin a pris une direction que je n’aurais pas prévue la veille. Ainsi j’aurais pu passer le restant de mes jours à Londres. J’y avais fait mon trou ; je m’y étais trouvé des amis, des connaissances, des relations. À la longue, j’avais un peu appris l’anglais, en sorte que j’arrivais à me faire comprendre des contrôleurs d’autobus et des tenanciers de pubs. Les quartiers de Londres m’étaient aussi familiers que les quartiers de Paris. J’avais même commencé à explorer les coins secrets de la vie et de la culture britanniques, à visiter de petits musées ignorés, à marcher longuement dans la capitale, à lire des ouvrages connus seulement de quelques curieux. Bref, si j’avais tenu encore quelques mois, je me serais assez bien accommodé de la vie là-bas, de ses particularités, de ses idiosyncrasies. D’autant plus que beaucoup de choses me plaisaient dans les habitudes et l’esprit des Anglais, surtout ce dernier dont, en trois ans, j’avais été très imprégné.

On ne sait pas, sur le moment, qu’il y a quelque chose de fatal dans les coups de tête. Celui dont je parle fut provoqué par ce qui est le plus profond et le plus secret de moi, à savoir la littérature. Comment écrire en français au milieu d’un peuple qui ne parle pas cette langue ? Comment être un artisan des mots français, les assembler avec un tact de plus en plus fin, lorsqu’on n’entend tout le jour que des mots étrangers ou des tournures étrangères ? Rien de cela n’était clair ou explicite en moi, mais je suis sûr, aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, que c’est la raison, ou plutôt le mouvement qui me poussa à revenir chez les Gaulois, malgré toutes les difficultés, toute la dureté que j’étais sûr de trouver et que, précisément, j’avais fuies.

Le propre des coups de tête est que l’on ne prévoit rien au-delà, comme si le seul fait d’avoir eu le courage de les accomplir avait épuisé toute notre énergie. Le coup de tête ayant eu lieu et nous laissant en quelque sorte devant un désert ou un précipice, il faut improviser, trouver un expédient, bref, survivre. La seule idée qui me vint fut d’aller voir Gaston Gallimard. Il me reçut tout de suite, avec son affabilité habituelle et quelque chose d’affectueux, de bienveillant, qui n’était, je pense, qu’à moitié joué. Il avait une inlassable curiosité pour les jeunes gens des lettres, et j’étais l’un de ceux-ci, qu’il avait lui-même attiré, ce qui, je suppose, l’attachait à moi. [...]
Jean DUTOURD de 1 'Académie française
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