Défense de la langue française
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Éditorial N° 227 C’est sur les conseils du professeur Pierre Delaveau et avec l’autorisation de notre
président que nous publions le discours que
celui-ci a prononcé, le 20 octobre 1997,
à l’occasion de la présentation, par l’Académie
nationale de pharmacie, du Dictionnaire
des sciences pharmaceutiques et biologiques
(Éditions Louis Pariente).
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Dans mon enfance, la pharmacie était un lieu mystérieux et bienfaisant.
Dans les vitrines il y avait de grands récipients de verre remplis de liquides bleu, jaune ou rouge dont je n’ai jamais deviné l’utilité, ni la signification. À l’intérieur de l’officine, on voyait sur les étagères des bocaux portant sur leurs flancs des abréviations cabalistiques.
La pharmacie dont le décor était généralement fait de boiseries tenait de la bibliothèque et du cabinet d’alchimie. Elle inspirait le respect, on était devant le savoir transcendant et le pouvoir
sur la nature. Le pharmacien, homme plein de compassion pour
les souffrances humaines et connaissant l’art de les guérir, n’était
pas indigne de l’endroit; il était orné de lunettes, une chaîne de
montre en argent ennoblissait son ventre, ce magicien s’enveloppait
humblement d’une blouse grise de magasinier. Les médicaments
avaient des noms poétiques: bleu de méthylène, calomel, sirop Rami,
sulfate de soude, Hypergénérateur Poncelet, Jouvence de l’abbé Soury,
Boldoflorine, Grains de Vals, Sel Kurchen illustré par un octogénaire
hilare grimpant quatre à quatre les escaliers, Urodonal dont la
réclame présentait un homme doté d’un robinet dans le dos. Lorsque
l’on tombait dans la rue, on allait chez le pharmacien qui vous mettait
de la teinture d’iode ou de l’arnica. D’ailleurs on allait plus souvent
chez le pharmacien que chez le médecin. C’était le pharmacien
qui était le vrai généraliste de ce temps, il donnait des conseils, des drogues, il soignait gratis et très bien, la plupart du temps, toutes
sortes de petites maladies, de compères-loriots, de rhumes, de grippes,
d’ophtalmies, de rhumatismes qui coûtent aujourd’hui des fortunes
à la Sécurité sociale. Le xxe siècle qui, au nom du progrès, s’efforce de
chasser la magie de notre monde, n’a pas épargné hélas les pharmacies.
À présent elles sont devenues claires, sans mystère comme des supermarchés.
Plus de bocaux, plus de vitrines fascinantes, plus d’étagères en
bois séparées par des colonnettes cannelées et surmontées de frontons
triangulaires comme des temples grecs.
Les médicaments ont des noms pédants ou étrangers et sont empilés
comme des boîtes de conserve. S’il subsiste par-ci par-là quelques pots
de thériaque en faïence bleue, c’est à titre de curiosité, d’antiquité.
Je suis sûr que les pharmaciens sont malheureux de ces transformations,
qu’ils ressentent douloureusement la privation d’une certaine poésie
inhérente à leur état.
Ce n’est pas les affiches représentant des femmes nues que les
laboratoires leur envoient qui suffisent à les consoler. Il me semble
que l’un des principaux bienfaits du Dictionnaire des sciences
pharmaceutiques et biologiques, publié par l’Académie nationale de
pharmacie sous la direction du professeur Pierre Delaveau,
est qu’en le feuilletant, le lisant, en y cherchant des renseignements
ou des souvenirs, les pharmaciens auront le sentiment de retrouver
quelque chose de leur décor traditionnel, de leur ameublement
classique, de la France, c’est-à-dire de leur âme. Le dictionnaire n’a
certes rien cherché de tel, il est au contraire aussi moderne
et aussi savant que l’on peut l’être, mais il l’est en français, jamais
il ne cède à la paresse intellectuelle qui consiste à faire entrer tout crus,
dans notre langue, des vocables, des expressions, des notions venus
d’ailleurs. De cet ouvrage monumental, il se dégage l’impression
heureuse que la médecine, la pharmacie, la recherche thérapeutique
qui furent chez nous si fécondes, si brillantes, ne sont pas devenues
l’apanage exclusif aujourd’hui des étrangers. Tout ou du moins l’essentiel était déjà notre bien propre, découvert par nous et le dictionnaire
nous en apporte à chaque page la preuve. Les pauvres pharmaciens
français submergés de produits en tout genre accompagnés de notices
rédigées en charabia, inondés de paperasses dont les pires sont les
feuilles de maladie qu’il leur faut tarifer, tamponner à longueur de
journée, auront à coeur, je pense, de consulter, chacun dans l’arrièresalle
de leur officine, les trois tomes du dictionnaire qui seront
désormais pour eux des génies tutélaires et consolateurs, quelque
chose comme leurs dieux lares qui leur diront implicitement qu’ils
exercent toujours un beau métier, subtil et difficile, ce dont, à certaines
heures d’ouverture, ils auraient, m’a-t-il semblé, tendance à douter.
Jean DUTOURD
de 1 'Académie française
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