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Éditorial N° 250
Le passé est-il présent ?
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Tel est le sujet que devait traiter notre président le 22 octobre pour
le « Discours de rentrée des Cinq Académies ». N’est-ce pas une
autre façon de parler du passé au moment où nous évoquons la
création de notre revue ?
Les Grecs, au temps d’Ulysse et même sans doute bien avant, ont
toujours eu un merveilleux génie inventif pour donner forme et sens
à tout ce qui pour les hommes est difficile à comprendre. Et ils
faisaient cela, tout simplement, grâce à leur mythologie.
Les Grecs avaient fait de la mémoire une déesse, qu’ils avaient
nommée Mnémosyne. Nous ne pratiquons plus assez la mythologie,
que notre rationalisme qualifie de fantaisie, d’imagination. Il a tort :
la mythologie a tant de choses à nous apprendre sur ce que pensent
les hommes… Eh bien, oui, les Grecs l’ont dit il y a trois ou quatre ou
cinq mille ans : la mémoire est une déesse. C’est elle qui manipule
notre esprit ; elle en fait ce qu’elle veut. Nous nous souvenons, nous
oublions, et nous ne savons jamais pourquoi. Mnémosyne manipule
notre « moi », nous oublions ceci, nous nous rappelons cela : c’est
elle qui décide. Et cette déesse fantasque et lunatique, aimable la
plupart du temps, souriante, malicieuse, mais parfois cruelle, plus par
légèreté, sans doute, que par méchanceté, sans que nous le sachions
fait de nous ce qu’elle veut, nous cache ceci, que nous oublions, nous
montre cela, que nous croyions avoir oublié et qui était resté caché au
fond de nous dans une souricière.
Mais cette mythologie admirable nous apprend une chose capitale :
c’est que Mnémosyne, notre chère Mémoire, avait épousé – ou plus
exactement (car comment imaginer que Junon l’aurait supporté...),
Mnémosyne avait eu avec Jupiter une relation qu’il faut bien croire
assez longue, puisqu’il en naquit neuf petites filles. Oui : neuf filles.
Nous les appelons les Muses, et nous oublions que tous les arts sont
les enfants de la Mémoire… Quel génie, les Grecs, de nous faire
comprendre des choses si graves et si importantes avec des fables...
* * *
Ce n’est pas tant le passé qui est présent : c’est notre mémoire qui le
conserve, de même que notre « moi » n’existe que dans la mesure où
notre mémoire nous rappelle d’instant en instant la continuité du
déroulement de notre temps. Nous ne sommes « moi » que dans la
mesure où nous avons conscience de cette continuité. Marcel Proust a
indéfiniment fait et refait cette expérience, depuis les premières
pages de
Du côté de chez Swann jusqu’aux dernières du
Temps retrouvé.
Philippe Beaussant
de l’Académie française
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