Défense de la langue française   
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Conférence : 19 novembre 98
Faut-il défendre la langue française ?

        Parler de la langue française à un auditoire français est un exercice moins simple qu'il n'y paraît et, en fait, paradoxal. Paradoxal d'abord parce que la langue française est une part de nous-mêmes. Nous y avons grandi, appris à penser. Nous y vivons. Nous la vivons. Se mobilise-t-on pour défendre sa pensée, sa bouche ou ses mains qu'on utilise quotidiennement quand on ne les sent pas menacées ? À quoi bon se poser des questions ?

        Et puis, au contraire, quand vous prenez brusquement conscience que la vie de cette part de vous-même vous échappe, alors apparaît la tentation inverse : céder à la pente du moment, renier cette part de soi-même pour s'intégrer à une pensée venue d'ailleurs. Sombrer du chauvinisme au masochisme.

        Deuxième paradoxe. Le français est notre langue. Certes. Mais il n'est pas que notre langue. Nous le partageons avec des hommes et des femmes de près de 50 pays, soit comme langue maternelle, soit comme langue officielle ou d'usage courant dans leurs pays, soit comme langue que l'on apprend et que l'on goûte. Alors, s'il y a lieu de la défendre, sera-ce la défense de notre bien - ou sera-ce la défense en commun d'un bien qui nous dépasse ?

        Ces deux paradoxes et les questions qu'ils font naître, jalonneront notre propos.

        Oui, l'usage de la langue française est ce qui donne la plus immédiate perception de se sentir Français, de reconnaître l'autre comme Français, lui qui utilise les mêmes mots, manie la même logique.

        Et les francophones de l'extérieur ? Eux-mêmes affirmeront par cette langue leur identité vis-à-vis de compatriotes élevés dans une autre langue, comme en Belgique, en Suisse ou au Canada. Et en même temps, ils ressentiront une sorte de connivence ou au moins une affinité culturelle avec nous, citoyens de la «langue-mère».

        Langue-mère ! De notre part, en tout cas, n'ayons nulle arrogance : ni à l'égard des usagers d'un autre langage, même s'il nous paraît moins harmonieux ou s'il est moins clair que le nôtre. Ni vis-à-vis de ceux à qui il arrive de parler un autre français presque peu différent du nôtre. Car la langue française est une, mais aussi elle est diverse. Une et variée : conséquence du 2e paradoxe.

        Tantôt prévaut le sentiment de l'unité. Une expression concernant les étrangers avait cours dans de très bonnes familles jusqu'au premier tiers de ce siècle. On disait : « Pourquoi ne parle-t-il pas français comme tout le monde ? » Comme tout le monde !

        Et puisque, un excès d'assurance conduit inévitablement à l'excès contraire et que le monde d'aujourd'hui s'est en grande partie détourné du français, de notre français, les petits-fils de ceux-là, dans les mêmes familles, croiront aujourd'hui jouer la carte de la diversité en s'inféodant à un langage extérieur, jugé dominant. Mais ce n'est pas là une option vers la diversité. Ce n'est qu'un transfert de la même paresse d'esprit : en faveur d'une seule langue. Ils changeront de langue. C'est tout.

        Et qu'y auront-il gagné ? Ils risquent de beaucoup y perdre. Car il est nécessaire de garder en main les deux bouts de la chaîne : d'un côté le respect des diversités du caractère propre de chaque langue - de l'autre, un attachement viscéral - et en même temps, raisonné et constructif à notre langue française.
Gœthe disait : l'âme d'un peuple vit dans sa langue. Des Volkes Seele left in reiner Sprache. Pourquoi ? Parce qu'une langue, à la fois, exprime et imprime. Dès le jeune âge, elle imprime des structures dans notre esprit, par exemple, la rigueur de l'ordre direct des mots dans la phrase française qui va généralement du simple au complexe, de la partie vers le tout : un bouton de porte. - ou bien, au contraire, dans la phrase allemande, une sorte de préférence affective concrétisée par la pose de l'adjectif toujours avant le nom - ou encore, dans la phrase anglaise, un souci de commodité consistant à mettre le complément de nom avant ce nom. Un bouton de porte devient a door knob.

        Chacune de ces structures modèle notre architecture mentale, répond à une logique, à un sens des rapports, à un ordre des priorités particulier, à une façon de ressentir les choses. De les ressentir et de les exprimer à travers des mots qui, à l'oreille, auront leur musique propre. Architecture des concepts, musique de l'expression, telle est la langue.

        Lorsque au bout de mille ans, ce qui est à peu près l'âge de notre langue, un grand nombre d'écrivains, de philosophes, de chefs de guerre ou d'administrateurs, de scientifiques, de poètes, ont ajouté chacun sa pierre à l'édifice de ce qu'exprime une langue, il y a là un trésor de culture. Culture conçue comme un humus vivant, un humus de l'esprit enrichi par chaque génération et offert aux esprits de l'avenir pour y plonger leurs racines. Langue = continuité.

        Voilà pourquoi la langue est l'identité nationale, langue et formation des structures intellectuellement d'une société, sont liées. Particulièrement en France où la croissance progressive du sentiment national est allée de paire, depuis les Capétiens, avec la maturation et l'extension à toutes les provinces d'une langue d'oïl partie à l'origine d'Île-de-France, de Champagne et du Val-de-Loire.

        Cette langue accompagnait, de siècle en siècle, les progrès constitutifs de l'État. Progrès voulu, certes. Mais progrès dus aussi à la propre force de rayonnement de la langue surpassant celle des langages locaux.

        Une construction « pluriethnique », dirait-on aujourd'hui ? Mais non « pluriculturelle ». Nous avons bien absorbé les Burgondes, les Normands et même quelques Huns. Mais demain comme hier, c'est la langue, la française, qui est ciment d'unité. Je ne citerai que deux témoignages.

        Celui de Georges Charpak, Prix Nobel Français, né Polonais à Varsovie et se sentant, après quelques années d'école française, « petit-fils de Vercingétorix et de Jeanne d'Arc ». Et celui de François Cheng, né Chinois en Chine et lauréat depuis quelques jours, du Prix Fémina 1998, déclarant « quand j'ai opté pour la langue française, cette langue est devenue ma vraie patrie. » La même parole pourrait s'appliquer à Hector Bianciotti, Argentin devenu Français et Académicien, ou à Andreï Making, Russe de naissance et lauréat voici trois ans, à la fois du Goncourt et du Médicis.

        L'attachement des Français, d'origine ou d'adoption, à leur langue, s'est rarement démenti, à part de brusques éclipses - un sondage de SOFRES le confirme pour 97% des sondés en 1994 - on le retrouve chez les élus, lors du vote, à l'unanimité, de la loi dite Bas-Lauriol du 31 décembre 1975 puis, à une large majorité, de la loi dite Toubon du 4 août 1994 - toutes deux censées protéger le français contre ce qui apparaît aujourd'hui à beaucoup, comme une désaffection.

        L'expansion de notre langue, s'est toujours accompagnée de l'expression par elle de deux éléments qui dépassent le champ d'une culture particulière et qui l'élargissent au niveau d'une civilisation. Ces deux éléments sont : le savoir technologique, augmenté lors de chaque génération - et l'art de vivre, ce reflet dans les mœurs d'un mode de pensée, de sensibilité, d'art.

        Nous avons comme au XIIIe siècle, l'art de vivre de la femme et du chevalier, en même temps que la civilisation de ……… - au XVIIe siècle l'art de vivre et « l'honnête homme ayant des clartés de tout », avec la civilisation de l'architecture classique - au XVIIIe siècle, l'ère dite des Lumières où l'on voit souvent une ère ou du moins l'annonce d'une époque des droits de l'homme.

        Chacune de ces floraisons, la langue française l'a guidée jusque chez nos voisins d'Europe et au-delà. Et en cette fin du XXe siècle, l'art de vivre ou du moins un certain style de vie se rencontre en France et bien des étrangers le ressentent plus peut-être que nous-mêmes.

        Art de vivre français à une heure où la civilisation s'étend à l'Espace et où nous devons y tenir notre place. Après tout, Ariane aussi est la langue française. C'est en français qu'elle fut conçue, calculée, réalisée. C'est en français que s'affichent les paramètres du vol que j'ai eu la chance de voir un jour de l'année dernière à Kourou. Le progrès technologique sera toujours une occasion d'échanges. Que l'on songe aux échanges du français et de l'allemand dans le vocabulaire militaire, à l'influence de l'italien dans le domaine musical, aux emprunts à l'anglo-américain dans les domaines scientifiques et techniques de notre temps.

        Mais il ne faut pas oublier qu'aujourd'hui même, fût-ce dans le domaine de la plus haute technique - Ariane le prouve, - le français n'a pas seulement à prendre, mais aussi à donner.

        Si l'élargissement de notre vision du monde, nous met au contact plus que jamais avec des découvertes ou des enseignements venant de l'étranger et exprimés en d'autres langues - en même temps cet élargissement nous rend davantage conscients que le français n'est pas seulement la langue des Français.

        En fait, on le savait depuis longtemps. La francophonie en tant que partage de notre langue avec des non-Fançais, ne date pas d'hier. Je vous ai apporté trois cartes, une pour chacune des trois périodes caractéristiques d'expression de la langue française.

        Passons rapidement sur les 12e - 13e siècles où le français, langue d'oïl, refoulant la langue d'oc, était parvenu - aux côtés du latin de clercs - au rang de première langue de communication parlée en Europe occidentale - puisqu'il fut langue officielle de l'Angleterre depuis sa conquête par Guillaume en 1066 et jusqu'en 1362 - et en bassin méditerranéen, surtout au Proche-Orient.

        Que reste-t-il de cette première et très ancienne expansion ? Au moins l'attachement d'un pays au français comme sa 2e langue : le Liban, membre de la communauté francophone. Un pays qui par l'intelligence et l'activité de ses habitants, pèse plus lourd que sa surface sur la carte du monde.

        Le 2e épisode de la francophonie est crucial. Il concerne l'Amérique du Nord aux 17e et 18e siècles.

        À coup de missions, d'explorations ou de défrichement, les Français en étaient arrivés à posséder un bon tiers de l'Amérique du Nord.

        Nous savons tous ce qu'il en fut : abandon total de ces immensités au traité de Paris de 1763. Quarante ans plus tard, en 1803, l'ouest du bassin du Mississippi, qui venait d'être restitué à la souveraineté française, était vendu 15 millions de dollars au Président Jefferson.

        Le règne de l'Amérique anglo-saxonne était assuré. Il sera renforcé par un dynamisme sans faille et une assimilation galopante.

        Cependant, de ce tiers d'un continent jadis français, subsiste sur la carte de la francophonie d'aujourd'hui une tache de poids : la province de Québec et ses cinq millions d'habitants ; communauté la plus active et la plus nombreuse après la France, de francophones de naissance.

        Les 19e et 20e siècles verront la 3e francophonie. Celle qui fut politique et militaire - et aussi celle qui fut purement culturelle. Comment purement culturelle ?

        Dans ce 19e siècle qui marque le bouillonnement des nationalités en Europe et où le français était regardé par beaucoup comme la langue de la liberté, j'entends par-là, une conquête pacifique des cœurs par la langue française tellement forte qu'aujourd'hui encore, fin du 20e siècle, plusieurs de ces jeunes nations : Roumanie, Bulgarie, Moldavie, - demain sans doute Albanie - adhèrent par sympathie, par libre choix à la francophonie et figurent parmi les 49 États qui en sont membres.

        Mais en revanche, le 19e siècle fut celui d'une restriction des naissances en France, déjà amorcée au 18e, face à une multiplication des Anglo-saxons. Résultat : sous Louis XIV, il y avait 4 francophones pour un anglophone. Trois siècles après, 4 anglophones pour 1 francophone de naissance.

        Quant à l'expansion politique en Indochine, dans le Pacifique et sur près d'une moitié du continent africain (en y comprenant le Congo belge) - et à ce qui en est résulté - je n'en parlerai que pour esquisser un très bref bilan à la date d'aujourd'hui. En Extrême-Orient, le français éliminé d'Indochine pendant 40 ans, y revient timidement : au Cambodge grâce à notre assistance au Vietnam qui accepta d'adhérer à la francophonie et abrita le sommet francophone de Hanoï, il y a juste un an. Modeste retour - loin derrière l'anglo-américain et malgré les manœuvres constantes des Etats-Unis et de l'Australie.

        Passons sur l'Algérie fanatisée qui s'efforce d'éradiquer notre langue dont tout usage administratif est prohibé depuis la loi du 6 juillet dernier - bien qu'elle demeure dans les faits, celle de l'ouverture à l'extérieur. Les tirages de la presse francophone, quand elle est admise à paraître, dépassent du double ceux de la presse arabophone.
Situation beaucoup plus favorable en Tunisie et au Maroc qui eux, adhèrent à la Francophonie. Et situation contrastée en Afrique sub-saharienne ? Au vrai, c'est probablement de l'Afrique Noire que dépend en large part l'avenir du français au 21e siècle.

        Pourquoi de l'Afrique Noire ? Parce qu'il y a là une quinzaine de pays dont les 2/3 figurent parmi les plus pauvres et les plus mal gouvernés de la planète.
Mais ces pays :
        1°) connaissent le plus fort taux d'expansion démographique du monde (+ 3% par an)
        2°) ils recèlent d'énormes richesses minières encore inexploitées
        3°) ils ont adopté en devenant indépendants la langue française comme bien commun nécessaire, au-dessus de la diversité de leurs dialectes (il y en a 260 au Congo : ex- Zaïre).

        Si ces pays ne sombrent pas, s'ils surmontent le délabrement de leur système éducatif (on me signalait voici quelques semaines, que le dernier lycée français du Zaïre avait fermé, ce qui est extrêmement grave) si enfin ils réussissent à s'en tirer avec l'aide occidentale, alors leur apport à la francophonie peut être décisif.

        Mais il ne s'agit pour le moment que d'un potentiel. Et d'un potentiel menacé. Car les Etats-Unis, là comme ailleurs, visent un double but : l'expansion de leurs compagnies minières en se faisant attribuer des zones du droit d'extraction - et l'expansion culturelle par l'attribution généreuse de bourses.

        Cela pour former dans leurs Universités (soit aux Etats-Unis, soit par exemple à l'université américaine créée à Tanger) les futurs relais de leur encadrement industriel et financier sur place.

        Ils s'intéressent aussi à l'encadrement de forces militaires africaines anglophones, dites de maintien de la paix, qui, malgré les piètres résultats qu'elles ont obtenus jusqu'ici, viendraient se joindre puis sans doute, dans leur esprit, peu à peu se substituer à des forces francophones.

        Attention. Si nous nous résignons en Afrique francophone à ne garder que la maîtrise d'un enseignement primaire - ou secondaire de faible niveau - en laissant l'enseignement supérieur ou celui de grandes écoles, devenir un monopole américain, alors, à bref délai, le principal vivier des francophones de demain (puisqu'on estime que vers 2005 ou 2010, 52% des francophones du monde seront Africains) ce vivier sera perdu.

        Ces remarques nous conduisent tout droit au fond du problème, celui qui exige de notre part à tous, une prise de conscience et un effort urgent pour - je ne dirai pas défendre - mais bien plutôt redresser et sauver les destinées de la langue française.

        Il s'agit de l'hégémonie linguistique américaine ou, tant qu'elle n'est pas encore effective, de la tentative de l'imposer. De l'imposer au monde entier.

        Ne nous y trompons pas. L'Amérique est militairement notre alliée de longue date. Nous l'avons aidée à naître et nous savons ce que nous lui devons. Mais économiquement, les Américains sont nos concurrents - redoutables dans les négociations commerciales mondiales. Et culturellement, ils sont nos adversaires déclarés. Et constants.

        Pourquoi ? Pour imposer une langue unique au monde. Et à partir de leur puissance industrielle, technologique et médiatique, de leur dollar, des rythmes qu'ils martèlent et de leurs réseaux informatiques, pour former une commune manière de penser, de sentir et d'agir.

        Une enquête et des déclarations toutes récentes ont révélé que les Universités américaines diffusent leur langue et leur formation d'esprit à 560 000 étudiants étrangers, appelés à devenir leurs éléments d'influence dans tous les pays.

        Pendant ce temps, les Français font beaucoup trop peu pour attirer chez eux ces étudiants, qui délaissent notre enseignement. Il est enfin question d'y remédier par la création d'une agence baptisée Edu-France. C'est d'une urgence prioritaire.

        Car toute hégémonie signifie dépersonnalisation. L'attachement à des langues de cultures autres que l'unique anglo-américain, est le plus sûr rempart contre la perte de nos identités.

        La communauté francophone n'est pas la seule à pouvoir s'opposer à cette forme d'impérialisme. L'espagnol avec ses 300 millions de locuteurs se défend énergiquement. Il gagne même du terrain en Californie par l'immigration mexicaine. Le portugais relève la tête à partir du Brésil, l'un des géants de demain. Le chinois risque d'être le principal concurrent de l'américain d'ici l'an 2050. Il n'est pas au centre de l'Europe, jusqu'à l'allemand qui ne sorte de 50 ans de torpeur.

        Mais la langue des francophones, riche d'un millénaire de créations, est la seule, à part l'anglo-américain, à bénéficier de relais présents sur les cinq continents et sur les mers qui baignent nos DOM-TOM. S'il peut encore exister une alternative à la pensée unique de la langue unique, une échappatoire vers la diversité, un contrepoids culturel à l'hégémonie américaine, c'est la francophonie qui l'offre, en collaboration avec les autres grandes langues qui luttent pour leur identité.

        Encore faut-il y croire et éviter le paradoxe évoqué au début de cet entretien, consistant à tomber d'une inconsciente arrogance, d'un chauvinisme étroit - vers une acceptation résignée de ce que les esprits forts, jugent inévitable.

        On abuse de l'inévitable ou de l'inéluctable… ou de l'irréversible (souvenez-vous du marxisme). Inévitable comme le paraissait à certains une organisation hitlérienne de l'Europe en 1940 ? N'est inévitable que ce que l'on renonce à éviter.

        Auparavant, il convient d 'évaluer l'ampleur du terrain perdu : chez nos voisins - dans notre propre pays - et dans le corps même de notre langue.

        Chez nos voisins d'Europe, le français était presque partout la première langue étrangère enseignée jusqu'à la 2e guerre mondiale. Du fait de l'occupation anglo-américaine, l'Allemagne fut la première à décrocher.

        Dès son entrée dans la Communauté européenne en 1973, l'Angleterre se comporta comme le cheval de Troie de l'influence américaine. L'Italie, la sœur latine, se détourna dans les années 70 du français vers l'anglais. Elle n'impose même plus l'étude de notre langue à ses futurs diplomates.

        L'Espagne, le Portugal qui resta longtemps ultra-francophone, suivirent. Mais rien n'est irréversible. Si cruel que soit le terrain perdu, il vous sera expliqué tout à l'heure le moyen d'en regagner une partie.

        Plus grave encore est chez nous, la capitulation de certaines élites industrielles et scientifiques.

        Entendons-nous bien. Et répétons ce que nous disions au début : il faut tenir les deux bouts de la chaîne. Sauvegarder la langue française - et en même temps s'ouvrir aux langues étrangères. Aux langues et non pas à une seule.

        Excusez-moi de citer brièvement mon cas. Au cours d'une carrière dans l'industrie, j'ai développé les exportations d'une société dans 38 pays. Il a souvent fallu, bine entendu, que je parle anglais. Mais non sans avoir, au préalable, dans les pays tiers, tâté le terrain pour savoir si je pouvais m'exprimer en français, ou en allemand, ou, bien sûr, en espagnol, que j'ai appris à 35 ans pour pouvoir exporter en Espagne... et dans d'autre pays - ce qui d'ailleurs déclenchait un courant de sympathie dont par contrecoup bénéficiait la langue française.

        Ce qui n'est pas tolérable, c'est que les colloques scientifiques et autres, se réunissent en France avec l'anglais pour seule langue de travail - alors que le personnel et les équipements de traduction simultanée n'ont jamais été aussi qualifiés.

        Ce qui n'est pas tolérable, c'est qu'une société française renommée dans les télécommunications institue l'anglo-américain comme sa langue interne dans ses propres bureaux parisiens - ce qui n'empêcha pas ses actions de plonger de 38% en une seule séance boursière à la suite d'une manœuvre… américaine.

        Ni qu'un organisme français comme le CNRS ait imposé l'anglais chez lui, dans sa section physique et en d'autres sections. Ni qu'à l'occasion d'un congrès scientifique récent tenu en Italie, sur 139 communications présentées, 9 seulement l'aient été en français, alors que 22 émanaient d'auteurs français.

        Cette information est récente. Elle date du 5 novembre or dans la même édition du même journal du 5 nov. on apprend d'autre part que des universitaires polonais viennent d'appeler les pays d'Europe centrale à promouvoir le français comme « langue étrangère commune des Européens non francophones, langue de travail et de référence des institutions européennes ».

        Autrement dit, là où les Français jugent eux-mêmes la partie perdue, dans les instances européennes où, lors de chaque élargissement de l'Union, ils laissent l'anglais empiéter davantage sur notre langue, eh bien ! là même, ce sont des étrangers qui y croient plus que nous n'y croyons.

        Tout se ramène-t-il à une question morale ?
        Être ou ne pas être, y croire ou ne plus y croire ?

        Croire en ses qualités propres et, d'abord, en sa légendaire clarté. Vous avez tous en mémoire la fameuse controverse sur la résolution des Nations unies ordonnant à Israël de se retirer « from occupied territories ». De ou des territoires occupés ? Autrement dit, de certains ou de tous ? La formule anglaise est équivoque, et cette équivoque contribua à entretenir le conflit israélo-arabe. La version française, elle, avait choisi l'une des deux options. Au moins avait-elle le mérite de la clarté.

        Cette clarté est tout aussi indispensable dans le domaine technique, où abondent les cas d'imprécision de l'anglais. Mon propos n'est pas de m'égarer dans un cours de grammaire. Rappelons seulement, par exemple, qu'en anglais The green cover stamp peut signifier le timbre de l'enveloppe verte ou le timbre vert de l'enveloppe, ce qui n'est pas la même chose.

        Encore convient-il, pour combattre l'imprécision, que le français reste fidèle à lui-même. Or sa propre substance est contaminée. Des mots français s'effacent en faveur de mots importés et quelquefois inventés. Là je serai très bref, car d'aucuns se sont fait une spécialité de les relever, ce qui devient fastidieux. Citons simplement footing qui n'existe pas en anglais, au lieu de marche. Espérons que l'allure ne disparaîtra pas au profit du look. Et signalons comme modèle de glissement dans l'à peu près qu'opportunité ne signifie pas occasion.

        Des emprunts auprès d'autres langages ont toujours existé ! En petit nombre, ils enrichissent. Au rythme d'une invasion, ils dénaturent. Et un certain snobisme à courte vue, qui sous-entend la supériorité de l'anglo-américain, le traite comme langage de référence et brouille l'image du nôtre, rend très difficile la tâche de ceux qui travaillent à lui garder sa qualité et son rang.

        Or, répétons-le, ce rang régresse. Il régresse dans les textes de l'union Européenne où le français a cessé depuis 25 ans d'être la langue de travail et où certains appels d'offre ne sont rédigés qu'en anglais. Il régresse à l'ONU où moins d'un quart des délégations utilisent le français contre près du tiers voici 20 ans.

- Il est vrai que les autres langues aussi ne sortent pas intactes d'un brassage généralisé et d'un goût pour le flou, le non-dit ou le mal-dit.

        Une certaine désarticulation des fonctions, un appauvrissement du fonds propre du langage français nous touche. Mais la crise de l'expression, les maladies des langues les touchent toutes : le russe comme l'allemand, l'anglais et l'américain qui ont tendance à diverger, comme l'espagnol, ou l'italien.

        Ce n'est pas une consolation. Mais ce peut être une incitation pour chacun à rechercher en lui-même le chemin de ce qui constitua l'excellence de la « parlure » française comme on disait jadis. Un chemin jalonné par la rigueur, une certaine élégance, la clarté.

        Commençons par le commencement. Par enseigner un français correct aux enfants. Tâche ardue si l'on songe qu'¼ de ceux-ci entrent en 6e sans pouvoir correctement lire et comprendre un texte de difficulté élémentaire. Constat confirmé par l'actuel Ministère de l'enseignement.

        Commençons par apprendre aux petits français à lire leur langue et en même temps à penser. À structurer leur pensée. À respecter leur langue. Et puis à s'ouvrir aux autres, à plusieurs autres sans dénaturer la leur.

        Et puis, à maîtriser l'informatique à bon escient, l'informatique, ce moyen admirable de propager n'importe quelle langue de civilisation. Mais jusqu'à présent le réseau Internet fonctionne à 90% en faveur du seul anglo-américain.

        Ce ne sont là qu'esquisses d'action sur le plan intérieur. Monsieur Marceau Déchamps vous développera les modalités de ce qui reste à faire.

        Et il reste beaucoup. Je suis heureux de lui passer la parole et je vous remercie.

Philippe LALANNE-BERDOUTICQ
écrivain
administrateur de Défense de la langue française

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