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Penser la coopération universitaire dans le contexte de la mondialisation
Denis Monière
professeur de science politique
université de Montréal

Le savoir à la différence des autres productions humaines a longtemps échappé à la marchandisation. Les savants ont toujours appartenu à une communauté mondiale qui échangeait ses productions sans restrictions géographiques ou frontalières. L'internationalisation des savoirs n'est donc pas un phénomène nouveau et on pourrait même dire que ce processus est consubstantiel de la production des connaissances. Ce qui est par contre différent dans le contexte de la mondialisation, c'est l'assujettissement de la recherche scientifique à des finalités exogènes comme la productivité et la concurrence économique. La science est devenue un instrument de la puissance. Elle est désormais intégrée à l'appareil productif et le travail scientifique est soumis aux impératifs du marché qui a tendance à uniformiser les critères d'évaluation de la qualité de la recherche et à en déterminer les orientations.

De nos jours, l'internationalisation se manifeste tout autant par la mobilité des chercheurs que par l'uniformisation des normes de la production du savoir scientifique. Mais la logique de régulation de ce système de normes n'a rien d'international puisque les critères de reconnaissance et les modalités de sélection du personnel scientifique dans les universités et les entreprises tendent de plus en plus à se conformer aux exigences d'une culture scientifique particulière, celle que préconisent les institutions de recherche américaines. Cette prédominance des normes américaines n'est d'ailleurs pas spécifique à la production scientifique. Elle opère dans d'autres secteurs névralgiques comme la gestion d'Internet et dans le monde de l'audiovisuel. Cette tendance hégémonique n'est pas fortuite, mais résulte d'une stratégie explicite des décideurs américains comme le suggère cette déclaration d'un responsable de l'administration Clinton: « Il y va de l'intérêt économique et politique des Etats-Unis de veiller à ce que, si le monde adopte une langue commune, ce soit l'anglais; que s'il s'oriente vers des normes communes en matière de télécommunications, de sécurité et de qualité, que ces normes soient américaines.» (David Rothkopf, « In Praise ofCultural Imperialism » Foreign Policy, 2, 107, été 1997.)

Ce qu'on appelle la mondialisation tend à refléter cette volonté hégémonie de la politique américaine à l'échelle mondiale et signifie que les critères de réussite en vigueur dans les universités américaines tendent de plus en plus à être adoptés comme critères d'excellence par les universités des pays développés.
Un des effets de cette mondialisation néo-libérale, est de concentrer les cerveaux au centre du système. Les chercheurs de tous les pays sont attirés par les universités américaines qui sont à la fine pointe de leur domaine. Mais cette attractivité et sa conséquence, l'américanisation de l'activité scientifique, n'affectent pas seulement les chercheurs a titre individuel, elles provoquent aussi des effets structurants sur les systèmes scientifiques des autres pays qui ont tendance à ajuster leurs normes d'évaluation et de reconnaissance des compétences au modèle américain en espérant être en mesure de le concurrencer et de protéger leur réservoir de matière grise. A cet égard, les dirigeants de la Commission européenne, Romano Prodi et Vivian Reding, ont récemment évoqué cette question et appelé l'Europe à se mobiliser pour contrer cette fuite des cerveaux qui menace sa prospérité. (Le Monde, 16 et 28 janvier 2003)

- L'expérience québécoise

Depuis une vingtaine d'années, les milieux scientifiques et universitaires québécois ont été particulièrement affectés par cette logique. N'ayant pas une longue tradition derrière elles et ayant connu une expansion rapide, les universités québécoises ont tenté au début des années soixante une synthèse entre la culture scientifique européenne et américaine en recrutant de jeunes diplômés provenant des universités françaises et américaines. Cette confluence a produit un système de formation caractérisé par le pluralisme des approches théoriques et méthodologiques tout particulièrement en sciences humaines et sociales. Mais progressivement, sous la pression des organismes subventionnaires, les normes de valorisation de la recherche s'alignèrent sur le modèle académique américain. Après avoir intégré le célèbre principe du « publish or pensh », on est passé à la nécessité de publier dans les revues américaines pour être reconnus et à la mise en place d'un modèle unique de carrière et de réussite académique. La performance de recherche fut privilégiée au détriment de la performance pédagogique et l'évaluation des universitaires pour leur promotion fut axée sur le nombre de publications dans les revues américaines et sur les subventions de recherche obtenues, ces deux critères se conditionnant et se renforçant réciproquement Publier en français devenait un handicap à la carrière universitaire, car comme par hasard les revues publiées dans les autres langues que l'anglais ne sont pratiquement pas répertoriées dans les « citations index ». Or cet indicateur est devenu le baromètre de la valeur d'un chercheur.

Ce système de reconnaissance provoquait d'autres effets pervers, car les chercheurs devaient non seulement publier en anglais, mais aussi dans les meilleures revues de leur discipline ce qui structura les objets de recherche, car les revues américaines comme celles de science politique s'intéressent peu à ce qui se passe dans les autres sociétés et a fortiori au système politique canadien ou québécois. Il fallait donc ajuster l'offre à la demande et intéresser les évaluateurs des revues américaines aux produits québécois. Des articles traitant de sujets locaux sans mise en perspective américaine avaient toutes les chances d'être refusés, non pas en vertu de leur qualité intrinsèque mais par manque d'intérêt. Les recherches sur le Canada et les comparaisons avec les pays européens ne jouissaient pas d'un meilleur sort et rencontraient le même obstacle de l'indifférence ou de la non-pertinence pour le regard américain. Dans un tel contexte, la coopération universitaire avec des chercheurs français perdait de son attrait non pas parce qu'ils étaient moins performants, mais parce que les résultats de ces travaux « se vendaient » mal sur le marché américain et qu'il était peu rentable de publier dans des revues françaises qui n'avaient pas une réputation équivalente à celles des revues américaines.

L'américanisation des pratiques de recherche entraîna une dévalorisation des diplômes français et européens et modifia l'équilibre du système de recrutement et de reproduction des universitaires québécois. Cette tendance se manifesta de façon plus ou moins intense selon les universités à la fin des années quatre-vingt. On incita alors les unités départementales à privilégier, dans le recrutement des nouveaux professeurs, les candidats possédant un diplôme américain. Si un département désirait recruter un candidat intéressant, mais qui ne disposait pas de ce sésame, on lui fournissait les ressources financières pour l'envoyer faire un post doctorat dans une université américaine.

On fermait ainsi la boucle car les étudiants qui voulaient entreprendre des études doctorales ont rapidement compris le message, ils mettaient en péril leurs chances dc faire une carrière universitaire en choisissant de faire un doctorat en Europe. De plus, les jeunes professeurs frais émoulus des universités américaines allaient orienter tout naturellement leurs jeunes doctorants vers leur aima mater où ils pouvaient recommander leurs meilleurs étudiants à leurs anciens professeurs. Enfin quoi de plus naturel pour ces professeurs que d'inviter leur directeur de recherche où leurs anciens condisciples qui faisaient carrière dans les universités américaines àvenir faire connaître leurs derniers travaux et à entretenir ainsi l'afflux de jeunes Québécois dans leurs universités.

Dès lors, il n'est pas étonnant de constater qu'il y a quatre fois plus d'articles scientifiques écrits en collaboration avec des Américains qu'avec des Français et que trois fois plus de boursiers québécois (FCAR) aient choisi de poursuivre leurs études supérieures aux Etats-Unis plutôt qu'en France (Rapport de la 57e Commission permanente de coopération franco-québécoise) La reproduction des élites universitaires québécoises allait désormais se continentaliser et s'éloigner de plus en plus de l'influence des universités européennes.

Les universitaires français ont aussi leur part de responsabilité dans cet éloignement entre chercheurs français et québécois. En s'alignant eux-mêmes sur le système universitaire américain et en favorisant l'emploi de l'anglais comme langue de communication scientifique, ils ont légitimé les choix des universitaires québécois. D'autres facteurs, comme les différences dans les systèmes de financement de la recherche et l'attrait des programmes de recherche européens qui ont canalisé les intérêts de recherche des universitaires français ont aussi renforcé ce mouvement.

Les voies d'avenir d'une politique de coopération

Tant dans l'ordre économique que culturel, la mondialisation a jusqu'à présent signifié concentration et uniformisation, ce qu'illustre ce bilan synthétique du développement du système universitaire québécois. Dans un tel contexte quel doit être le rôle d'une politique de coopération? Il faut au préalable postuler que l'internationalisation ne se confond pas avec la mondialisation et qu'elle doit plutôt être un processus conduisant au respect des principes de diversité et d'équilibre dans le développement culturel et scientifique. Ensuite, il fàut supposer que la coopération procède d'un projet ou d'une volonté politique qui vise à instaurer un système de contrepoids aux effets pervers de la mondialisation. Le choix qui s'impose porte sur l'alternative suivante: soit laisser fàire et accepter le libre jeu des forces centrifuges du marché scientifique, soit agir de façon cohérente pour créer des pôles de concurrence en développant des structures de production et de valorisation de la recherche de langue française.
La coopération franco-québécoise met en présence les deux plus importants réseaux d'universitaires et de chercheurs du monde francophone. C'est d'abord en affirmant cette spécificité qu'elle pourra participer à la constitution d'une véritable internationalisation de la formation et de la production scientifique, c'est-à-dire qui diversifie les centres d'excellence et favorise une circulation multipolaire des chercheurs. Cet objectif pourrait être atteint par la mise en place d'un plan d'action qui viserait à :
  1. Multiplier les programmes communs ou cursus intégrés de 2e et de 3e cycle qui institueraient ainsi une mobilité structurante ayant des effets à long terme sur la formation de réseaux de chercheurs francophones.
  2. Créer un programme de soutien à la formation post-doctorale permettant à de jeunes chercheurs français et québécois de s'intégrer à des équipes de recherche performantes.
  3. Favoriser la diffusion des travaux scientifiques de langue française en utilisant les nouvelles technologies de communication.
  4. Développer les échanges de professeurs par un programme de soutien spécifique (bourse de sabbatique) aux jeunes professeurs qui choisissent de réaliser leur premier congé sabbatique dans une université française ou québécoise selon le cas.
  5. Faciliter l'organisation de tournées de conférences pour mieux faire connaître les recherches de pointe en France et au Québec.
II s'agit d'encourager par des actions incitatives les jeunes chercheurs à diversifier leurs expériences de formation et leurs réseaux de référence et de reconnaissance afin de reproduire une culture scientifique qui soit internationale c'est-à-dire qui soit construite à partir d'une pluralité d'influences.
Les implications de cette nouvelle problématique débordent le cadre de la coopération bilatérale et débouchent sur la perspective d'une coopération multilatérale. Même si au premier chef, il faut renforcer les échanges entre les communautés scientifiques française et québécoise, il n'est plus possible de s'y confiner parce que la recherche est elle-même devenue un processus multinational. Partant d'une base solide de partenariats franco-québécois, il faudra prévoir des mécanismes d'élargissement pour intégrer les apports des autres pays de la francophonie et de la communauté européenne et susciter l'émergence de nouveaux pôles d'excellence capables de concurrencer l'attractivité des établissements américains. Cette nouvelle coopération scientifique est une condition indispensable pour que la mondialisation ne soit pas le nouvel habit de l'hégémonie et qu'elle débouche sur des échanges équilibrés et mutuellement avantageux entre les nations.
Denis Monière
Professeur de science politique
Université de Montréal
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