Défense de la langue française   
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Match Document Paris Match n° 2799 9 janvier 2003
Elargie à 25 pays, l'Union européenne a plus que jamais besoin d'une langue fédératrice.
Une chance pour le français de retrouver sur la planète la place qui fut longtemps la sienne

LE FRANÇAIS UNE LANGUE POUR L'EUROPE

PAR HERVE LAVENIR DE BUFFON

C'EST UNE GUERRE DONT ON PARLE PEU, MAIS DONT L'ISSUE SERA DÉCISIVE, NOTAMMENT FACE à L'AMÉRIQUE, POUR PRÉSERVER L'IDENTITÉ CULTURELLE ET POLITIQUE DE L'EUROPE ENTIÈRE: ELLE OPPOSE LES DEUX GRANDES LANGUES INTERNATIONALES, L'ANGLAIS - DEVENU LE SYMBOLE ET L'INSTRUMENT DE LA SUPRÉMATIE ÉCONOMIQUE DES ÉTATS-UNIS - ET SON SEUL RIVAL VÉRITABLE, LE FRANÇAIS. FONDATEUR ET PRINCIPAL ANIMATEUR DES COMITÉS POUR LE FRANÇAIS LANGUE EUROPEENNE, HERVÉ LAVENIR DE BUFFON DRESSE, DEUX MOIS APRÈS LE SOMMET DE LA FRANCOPHONIE DE BEYROUTH, LE BILAN DE LA LUTTE SOUTENU PAR DE NOMBREUX EUROCRATES DE TOUTES NATIONALITÉS , LE FRANÇAIS PEUT - ET DOIT - ÊTRE LE LANGAGE COMMUN DE L'UNION EUROPEENNE. CAR UNE LANGUE EST DAVANTAGE QU'UN SIMPLE MODE DE COMMUNICATION : ELLE EST L'ÉLÉMENT ESSENTIEL D'UNE CERTAINE VISION DU MONDE.

Le 13 décembre dernier, dix nouvelles nations (Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République tchèque, Slovaquie et Slovénie) ont rejoint l'Union européenne. Le français a déjà joué un rôle privilégié dans la culture de plusieurs d'entre elles.

         Sans avoir derrière lui, comme l'anglo-américain, la puissance assimilatrice, corrosive et massifiante des États-Unis, le français s'avère bien plus « qualitatif ». En dépit des hauts et des bas de sa diffusion, ici ou là, il attire assez pour conserver globalement ses troupes à travers le monde. Deuxième « seconde langue » de la planète Terre, il est, nous dit le « Quid », langue officielle ou « de situation privilégiée » dans 33 pays, contre 45 pour l'anglais. A quoi il faut ajouter que le français demeure aussi bien plus élitiste que l'anglais courant, ce qui est un gage d'influence plus forte - n'en déplaise aux champions de l'égalitarisme. Le parler reste ou redevient un signe de culture, de réussite ou de supériorité sociale dans une grande partie du monde.
         La réunion francophone de Beyrouth vient encore de le prouver, le fait mondial linguistique français n'appartient pas au passé il est même plutôt une affaire d'avenir. Pourquoi ? Question de goût, de snobisme ou de sentiment ? Pas seulement, même si l'élégance, ou une certaine idée de la France et du « fait français », joue son rôle : « Le français est une langue belle et qui nous anoblit. Elle est -aussi bien plus claire et précise que l'anglais me disait Larissa Vikoulova, docteur ès sciences, professeur d'université cofondatrice du premier Comité sibérien pour le français langue européenne, à Irkoutsk, près du lac Baïkal. Déclarant préférer décidément, le-français à l'anglais, » cette langue faite à 70% de mots français mal prononcés et plus ou moins déformés. «
          Quoique disposant d'énormes moyens financiers - en Europe de l'Est, notamment - et se disant déjà gagnants - c'est de bonne propagande ! -, les adversaires du français savent très bien qu'il est trop tôt pour chanter victoire et croire que les jeux sont vraiment déjà faits en faveur de l'anglais. D'où leurs attaques persistantes et leur engagement contre le français. Attaques encore facilitées par l'anglo-ricanomanie et la servilité linguistiques de certains Européens, ou plutôt Euro-ricains, assez fortes pour avoir imposé l'anglais, par exemple à la Banque centrale européenne, dont pourtant le Royaume-Uni est absent.
         Or, dans le monde d'aujourd'hui, les identités, nationales ou régionales, se défendent et même contre-attaquent partout. Jusqu'à présent si faciles et si triomphants, les progrès de l'anglais et de ce qui va avec - la « ricanisation du langage », disait Marcel Aymé, ainsi que celle des esprits et des allures suscitent maintenant des réactions de rejet de plus en plus fortes. Déjà la bataille contre l'exception culturelle à la française est virtuellement perdue par les mondialistes, qui se croyaient vainqueurs - Jean-Marie Messier l'a su un peu tard...
         Un rapport de la C.i.a., en 1997, accordait cinq ans aux Anglo-Saxons pour faire prévaloir leur langue comme seul idiome international - faute de quoi, concluait l'auteur, le but deviendrait inaccessible « en raison des réactions vraiment hostiles et nombreuses qui apparaissent et se développent partout contre les États-Unis, leur politique et l'américanisation de la planète...».          Bien sûr, la C.i.a. peut se tromper. Elle l'a fait souvent. Mais les signes de cette réaction se multiplient. Au Japon, le Parlement a rejeté avec indignation la demande faite par les Etats-Unis - de quel droit ? - de reconnaître l'anglais comme « deuxième langue nationale » de l'empire du Soleil-Levant; il a aussi voté, suivant l'exemple français, une « loi Toubon » à la japonaise.
         Une telle mesure de protection linguistique a déjà été prise, parmi d'autres pays, en Pologne, par une loi, et en Suisse, par une modification de la Constitution confédérale. Mesure aussi que demande en Allemagne tout un courant d'opinion, exprimé et animé par une très dynamique association, l'Union pour la langue allemande et la diversité linguistique et culturelle de l'Europe, qui agit, il faut le souligner, en liaison avec d'autres organisations européennes, celle entre autres des Comités pour le français langue européenne.
         Le mouvement, effectivement, est devenu européen. Après le président fédéral allemand, Johannes Eau, qui, naguère, appelait les Européens à organiser une opposition commune a l'américanisation, le président du Sénat français, Christian Poncelet, vient de prendre le relais en déclarant que, dans la Constitution européenne en projet, « rien ne doit pouvoir entraver la possibilité des États de prendre toute mesure de nature à maintenir la diversité culturelle et linguistique de l'Europe ». Certains commissaires européens et leur président, Romano Prodi, avouons-le, ont mérité un tel rappel.
         Le président Rau, il faut aussi le noter, ajoutait à sa déclaration qu'il verrait volontiers le français redevenir première langue étrangère de son pays, en tant que langue du principal partenaire politique et économique de l'Allemagne. Ce qui vaudrait également pour l'Espagne, pays qui, de plus, ne se rattache géographiquement a l'Europe que par la France.
         Autre exemple de cette réaction, maintenant mondiale et, en particulier, européenne à la conférence dite « des réformateurs », tenue à Florence en novembre 1999 - la délégation des États-Unis y était conduite parle président Clinton en personne -, c'est à l'unanimité des non-anglophones et, là aussi, avec colère et indignation que fut rejetée la proposition anglo-saxonne de mener les débats seulement en anglais.
         L'Europe des Six, celle des fondateurs, connaissait la paix linguistique. Elle fonctionnait fort bien, sans l'anglais, avec ses quatre langues officielles - allemand, italien, néerlandais et français, celui-ci ayant été adopté comme principale, voire unique, langue habituelle de travail. Le ministre allemand des Affaires étrangères, Heinrich von Brentano, avait même proposé d'en faire la seule langue de travail. Un Flamand s'y était opposé, et les Français, n'envisageant pas lucidement l'avenir, ne saisirent pas la balle au bond : la prééminence du français en Europe leur semblait si évidente, si assurée, si durable! Le problème linguistique européen était, à leurs yeux, considéré comme réglé. Bien à tort.
         En effet, avec l'admission prématurée de la Grande-Bretagne, en 1973, tout a changé, et pas pour le bien de l'Europe. De Gaulle l'avait bien prévu, en annonçant que l'admission de ce pays, sans doute encore plus égocentriste et « unilatéral » que les États-Unis, n'apporterait rien de positif à l'organisation de l'Europe, au moins pour un temps, mais, au contraire, causerait maintes graves difficultés.
         La température et la pression montent au sein des institutions européennes. Les escarmouches y sont devenues quotidiennes. Le malaise s'y est installé, du fait, surtout, de certains hauts et moins hauts fonctionnaires britanniques. On ne compte plus, venant du clan anglophone, les manquements flagrants aux engagements pris par les Anglais quand II s'agissait d'être admis. Ni les violations du règlement ou des usages établis, ni les fausses raisons, les mensonges, les coups tordus - pannes de micro ou de machine au bon moment, manque de papier ou grippes soudaines d'interprète ou de traducteur... Pourquoi ? Pour ne pas traduire ou imprimer en d'autres langues que l'anglais. Et parvenir à l'imposer comme la langue qui serait unanimement connue, préférée, adoptée - ce qui est rigoureusement faux, tous les sondages effectués dans les administrations européennes le prouvent. D'autant plus faux que Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg, les trois centres, encore dits « provisoires », des services administratifs de l'Europe - dans l'attente d'une vraie capitale -, sont des villes francophones. Sortis de leurs bureaux, les eurocrates y entendent encore parler français, langue maternelle la plus courante du personnel de base des administrations européennes. Et, contrairement aux affirmations tendancieuses des partisans de l'anglais, ils parlent donc presque tous français, bien ou mal, au bout de quelques mois.
         Seulement, pour les tenants de l'anglais - ou de ce jargon qu'est devenu l'anglo-américain international -, tous les mauvais procédés sont bons. Que ce soit pour ne pas engager de fonctionnaires autres que « de langue maternelle anglaise », pour rejeter - illégalement - les réponses à des appels d'offres non rédigés en anglais, pour imposer l'informatique en anglais, ou encore pour forcer des fonctionnaires habitués à travailler en français ou en d'autres langues à le faire désormais en anglais. Je n'exagère pas.
         Des organisations ou organismes tels que les Comités pour le français langue européenne, le Centre d'études et d'action européennes ou l'Observatoire international de la langue française reçoivent des dizaines de lettres de représentants des pays de l'Europe de l'Est, pourtant soumis à une très forte pression américaine, surpris, mécontents ou scandalisés de se voir priés de négocier en anglais leur adhésion à l'Union européenne. Lettres qui s'ajoutent à celles que j'ai reçues aussi de chefs d'entreprise européens, enjoints par d'autres services de la Commission européenne de rédiger en anglais toute leur correspondance. Ou encore lettres d'étudiants hongrois, slovaques ou polonais candidats à des stages dans telle ou telle direction, demandant des formulaires de candidature en français et les recevant, systématiquement, en anglais.
         C'est qu'il s'agit, du côté de l'anglais, d'imposer cette langue en Europe et dans le monde pour réaliser le rêve anglo-saxon d'une planète globalisée, marchandisée, dollarisée -bref, américanisée. Au nom du slogan : Un monde, un marché, une monnaie, une langue. Churchill, vieillissant mais resté lucide, prévoyait : « Les empires de demain seront les empires du "mind" », autrement dit de l'esprit, de la langue, Tout domaine linguistique est aussi un marché et peut devenir un empire. Un sénateur américain, tout récemment, me l'assénait clairement, à Washington : « II y a aujourd'hui environ 6 000 langues dans le monde. Et 5 999 sont de trop. » Déclaration à laquelle un diplomate anglais faisait écho, II y a peu, en inaugurant un centre culturel du British Council aux Pays-Bas : « II serait temps que les Néerlandais le comprennent: dans un quart de siècle, plus personne ne parlera leur langue dans ce pays ! » Ceux des Flamands de Belgique qui rejettent le français comme leur deuxième langue devraient y réfléchir l'anglais est maintenant bien plus dangereux que le français pour leur langue, le néerlandais.
         De pareilles outrances peuvent s'expliquer, sinon se justifier, de plusieurs façons. D'abord, bien sûr, parce que l'enjeu de la domination linguistique - et de son corollaire, la soumission ou vassalisation culturelle est véritablement colossal, dans tous les domaines.
         Il n'est pas excessif de l'affirmer, comme l'a fait le général de Gaulle : une Europe qui aurait l'anglo-américain pour langue véhiculaire serait, tôt ou tard, américanisée. Elle perdrait, avant même de l'avoir acquise, son identité face aux États-Unis. Avec ceux-ci, les relations sont si intenses qu'il faut - loin de se laisser passivement assimiler - s'affirmer et se comporter, d'abord et avant tout, en Européens. En se rappelant que, selon le bon sens et la sagesse populaires, plus on est proche du feu, plus il faut se garder des brûlures.
         Avec, bientôt, plus de 400 millions d'habitants, avec son niveau de développement, avec sa puissance intellectuelle, scientifique et économique, avec ses prolongements de souveraineté et d'influence dans le monde, bref, avec sa puissance potentielle et en devenir, l'Europe est un enjeu vraiment gigantesque. Pour les États-Unis, il s'agit de la « contrôler », tout autant que le pétrole de l'Arabie, de l'Irak, de l'Asie centrale La guerre des langues va donc se poursuivre. Elle exigera des Européens une grande lucidité, une forte solidarité et la volonté d'affirmer que l'Europe s'attaque enfin aux vrais problèmes: ceux de sa démographie, de son identité, de la maîtrise de sa politique étrangère et de défense, Autrement dit, de son existence en tant qu'union, ou entente de nations.
         L'élargissement de l'Union va rendre encore plus coûteuse et compliquée la question des langues de travail. En particulier à l'Assemblée de Strasbourg, où il serait normal que toutes langues de l'Europe puissent se faire entendre, interprétation et traduction aidant. C'est une affaire de coût, vraiment très élevé, mais, comme le dit un slogan publicitaire maintenant célèbre, le respect de la diversité d'Europe « le vaut bien ». L'essentiel, pourtant, n'est pas la: il est au niveau des populations de l'Europe, qui, sans une langue commune, qu'elle soit leur langue maternelle ou leur première langue étrangère, ne pourraient jamais former une véritable communauté.
         « Sans un lien linguistique, l'Europe ne deviendra jamais un véritable ensemble, et tous les efforts consentis pour créer un marché intérieur européen et une monnaie commune n'aboutiront qu'a un résultat partiel...» L'homme qui fait preuve de la clairvoyance et de la franchise nécessaires pour dire et écrire cela, sans plaider pour sa propre langue nationale et en envisageant la question sous le seul angle des intérêts de toute l'Europe, est un Allemand originaire de Saxe Jurgen Schröder, député européen. Il vient de publier un livre sur l'Europe, « Der offene Kontinent » (Le continent ouvert), dans lequel il traite méthodiquement, entre autres grandes questions, du problème linguistique européen. La langue européenne, explique en substance Jurgen Schröder, sera l'élément déterminant de l'identité européenne. Elle ne peut donc pas être l'anglais, langue de la superpuissance américaine. Pourquoi l'Europe devrait-elle encore, en l'adoptant, se soumettre à une dépendance linguistique et culturelle, alors qu'elle doit s'affirmer, dans toute sa diversité, par son identité, sa cohésion et la solidarité entre Européens ? Le français représente la seule alternative possible, affirme Schröder. « Le français, écrit-il, n'est pas seulement une langue très belle et très logique, mais il est surtout, pour notre continent ouvert sur le monde, l'unique idiome qui pourrait avoir la chance, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg et a Casablanca, d'être accepté comme langue seconde européenne à côté de la langue nationale... Avec lui, l'Europe pourrait enfin présenter au monde sa propre carte de visite… L'Europe est libre de se décider...»
         La Convention européenne, chargée d'élaborer un projet de Constitution, n'a pas encore abordé la question linguistique. Le fera-t-elle - et dans le bon sens - sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing ? Tout indique qu'il rêve d'une présidence de l'Europe, lui qui, au soir de son élection a l'Élysée, avait cru bon d'infliger aux Français un discours annexe, en anglais, que personne ne demandait et qui heurta, à juste titre, l'opinion française. Mais la Convention ne fournira qu'un projet, à discuter très fortement.
Á l'heure du choix, alors que la conjoncture redevient plus favorable au français et que lui seul peut répondre à l'urgente nécessité d'une langue véhiculaire et identitaire de l'Europe, il serait insensé et impardonnable que les responsables européens, y compris les Français, après des armées d'inertie face à la volonté d'hégémonie culturelle anglo-saxonne, n'assument pas désormais, fermement, la responsabilité historique qui est la leur.
Hervé Lavenir de Buffon
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