Défense de la langue française   
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Nouvelle stylistique ou nouvelle imposture [1]
Par René Pommier, universitaire honoraire (Paris-Sorbonne)
auteur de
Assez Décodé !, (prix de la Critique de l'Académie française 1979)

     Si l'épidémie structuraliste semble en régression (on ne cite plus Roland Barthes ou Lucien Goldmann à tout bout de champ), elle n'est pas pour autant enrayée : on la voit se perpétuer, sous des formes adoucies, il est vrai, notamment dans le domaine des études théâtrales qui a toujours été son terrain de prédilection, et il est même une discipline où elle sévit avec plus de violence que jamais et fait d'effroyables ravages : la stylistique. Il y aurait tant à dire sur ce sujet qu'il faudrait écrire un gros livre. Je ne puis faire ici que quelques remarques très rapides, en m'appuyant principalement sur les écrits de Georges Molinié et ceci, outre qu'il me faut être bref, pour deux raisons majeures : d'une part, sa situation de professeur de stylistique, d'ancien directeur de l'U.F.R. de Langue française et d'actuel président de l'Université de Paris-Sorbonne ainsi que la notoriété dont il jouit, notamment à l'étranger, d'autre part, la stylistique qu'il pratique, et qu'il appelle volontiers « sémiostylistique » parce que, outre ceux de la stylistique, il utilise abondamment le jargon et les prétendus outils de la sémiotique, cette pseudo-discipline inventée pour abuser les jobards et mise à la mode par Roland Barthes, stylistique qui constitue sans aucun doute la forme la plus extrémiste et la plus calamiteuse de la stylistique actuelle. Lui-même se présente d'ailleurs comme faisant partie des « fous de la stylistique » (I, 198) [2] , et l'on me permettra de penser que, si l'on peut se dire « fou de littérature » ou « fou de musique », il faut, pour se dire « fou de stylistique », sinon être vraiment fou [3] , du moins n'avoir guère le sens du ridicule.
     Je ne songe, bien sûr, nullement à mettre en cause la légitimité de la stylistique en elle-même, c'est-à-dire de l'étude du style. Mais outre que son utilité varie beaucoup suivant les genres, suivant les auteurs et suivant les passages, on peut se livrer, et l'on s'est toujours livré à l'étude du style, sans avoir suivi de cours de stylistique, sans avoir lu d'ouvrage de stylistique et sans employer de termes de stylistique. Mais, si l'on peut à la rigueur se passer de la stylistique en tant que discipline spécifique, cela ne veut pas nécessairement dire que ce soit souhaitable. Si elle permettait effectivement de rendre compte d'une manière plus claire, plus complète, plus précise et plus rapide de l'intérêt, de la force ou de la beauté d'un texte, pourquoi diable devrait-on s'en passer ? Quand on peut se donner les moyens de mieux faire ce qu'on veut faire et de le faire plus facilement, il est absurde de s'en priver. Le problème est donc de savoir si la stylistique, en général, et la nouvelle stylistique, en particulier, peuvent nous donner ces moyens.
     Ce que la stylistique nous apporte pour l'étude des textes, c'est d'abord et surtout, c'est essentiellement un vocabulaire, et c'est essentiellement au vocabulaire de la stylistique que je m'intéresserai aujourd'hui. La première chose à dire, c'est que ce vocabulaire n'est jamais indispensable : quand il n'existait pas, il a bien fallu s'en passer. Sans parler du jargon de la sémiostylistique, des schémas actantiels ou du carré sémiotique, une bonne part du vocabulaire de la stylistique qui est maintenant très largement entré dans l'usage, n'existait pas encore au XVIIe siècle. Si on connaissait déjà l'anaphore, l'antithèse, l'hypallage, la métaphore, la périphrase..., on ignorait l'asyndète, le chiasme, l'hendiadyn, la litote, l'oxymore... Mais, si certains mots n'existaient pas encore, les procédés, les figures de style qu'ils désignent, existaient bien sûr depuis fort longtemps et le fait de ne pas avoir encore reçu le nom que les stylisticiens devaient plus tard leur donner ne diminuait en rien leur efficacité. Les contemporains de Corneille, qui ne connaissaient pas le mot oxymore, n'en étaient pas moins capables de remarquer et d'apprécier, dans le récit que fait Rodrigue de son combat contre les Maures, « cette obscure clarté » qui allait devenir l'exemple canonique de l'oxymore. Et aujourd'hui encore, il y a certainement, parmi tous ceux qui lisent Le Cid ou qui le voient jouer, bien des personnes qui ne connaissent pas le mot oxymore. Sont-elles pour autant incapables de sentir qu'il y a un effet de style, voire de l'analyser ? Nullement. Point n'est besoin de connaître le nom qu'on lui donne dans les dictionnaires de stylistique, pour repérer et décrire une figure de style. Il suffit d'avoir du sens littéraire et une bonne connaissance de la langue.
     Est-ce à dire que le vocabulaire de la stylistique ne sert absolument à rien ? Certainement pas. Comme tous les vocabulaires techniques, il a ses inconvénients et ses avantages : il est ou il peut paraître souvent rébarbatif, mais il permet d'ordinaire d'être plus précis et surtout plus concis. Si l'on s'en passe, on est alors souvent obligé d'avoir recours à une périphrase là où un seul mot aurait suffi, et parfois de faire de longues phrases là où quelques mots auraient suffi. Un minimum de vocabulaire technique est donc assurément fort utile. C'est particulièrement évident quand il s'agit de poésie : il ne serait pas absolument impossible, mais ce serait singulièrement malaisé, d'expliquer des poèmes sans faire appel au vocabulaire propre aux différents mètres, aux rimes, aux strophes, aux divers effets de rythme et de sonorité, etc. Aussi bien, des diverses branches de la stylistique, c'est la poétique dont le vocabulaire est dans l'ensemble celui qui est le plus largement entré dans l'usage et le plus tôt, et il serait absurde de se priver d'un certain nombre d'ouvrages fort utiles, et qui de plus peuvent être, à l'occasion, clairs et élégants, comme Le Vers français [4] et Stylistique et poétique françaises [5] de Frédéric Deloffre ou les Éléments de métrique française [6] de Jean Mazaleyrat.
     Mais, s'il est évident qu'un vocabulaire a d'autant plus de chance d'entrer dans l'usage qu'il est plus utile, il est non moins évident qu'il ne devient vraiment utile qu'à partir du moment où il est vraiment entré dans l'usage et qu'on peut l'employer en étant sûr d'être compris au moins du plus grand nombre. Sinon, il faut définir et expliquer les mots que l'on vient d'employer, et au lieu de gagner du temps, on en perd. Certes ! pour qu'un mot puisse entrer dans l'usage, il faut bien que quelqu'un commence à l'employer, en espérant que d'autres un jour pourront l'employer sans avoir à l'expliquer. Le fait que les mots nouveaux ne puissent être tout de suite vraiment utiles, n'est donc pas une raison pour ne jamais en créer ou en employer, mais c'en est une pour ne le faire qu'avec discernement, en ne créant ou en n'employant que des mots qui semblent susceptibles d'entrer dans l'usage. Pour cela il faut d'abord éviter d'en créer tous les jours, comme le fait la nouvelle stylistique, car ils se feront tort les uns aux autres et auront de moins en moins de chance de passer dans la langue. Il faut ensuite qu'ils répondent à un besoin et il est donc inutile de créer ou de propager des mots nouveaux, lorsqu'il y en déjà d'autres, généralement plus simples, qui font parfaitement l'affaire [7] Il faut enfin veiller à la qualité des mots que l'on crée : beaucoup, pour ne pas dire la plupart, des termes de la nouvelle stylistique sont, d'une telle lourdeur, d'une telle laideur (j'y reviendrai) qu'il est peu probable, et encore moins souhaitable, qu'ils entrent jamais dans l'usage.
     Quand on a tout lieu de penser qu'un mot n'entrera jamais vraiment dans l'usage, il vaut donc mieux s'en passer J'ai jadis expliqué la tirade de Tartuffe au début de la scène 6 de l'acte III (« Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable... »), sans savoir que les stylisticiens avaient inventé des mots spécifiques pour désigner la tactique de ceux qui, pour mieux détourner une accusation, feignent de s'accuser eux-mêmes, comme Tartuffe le fait ici. Certains parlent de chleuasme, d'autres d'hyperchleuasme et d'autres préfèrent parler (les goûts ne se discutent pas) d'autocatégorème ou de prospoièse. Lorsque j'ai découvert l'existence de ces mots, j'ai jugé qu'ils ne seraient jamais connus que des spécialistes de la stylistique, ne serait-ce que parce qu'on n'a que très rarement l'occasion de les employer, et donc qu'il était inutile de m'en servir. Il m'a paru plus utile de montrer que le jeu de Tartuffe était beaucoup plus subtil et complexe qu'on ne le dit souvent. Il ne se contente pas, en effet, de faire semblant d'avouer, sans jamais avouer vraiment; il fait aussi semblant de nier sans jamais nier vraiment, et il faut essayer de montrer comment il réussit à concilier ces deux jeux contradictoires en apparence, et en fait complémentaires, pour mieux berner Orgon. Mais cela ne relève pas d'un commentaire proprement stylistique et ne demande ni jargon ni schémas.
     Cela m'amène à faire une autre remarque : l'utilité du vocabulaire de la stylistique n'est pas limitée seulement par le fait qu'il doit d'abord entrer dans l'usage, elle l'est aussi et plus encore, car c'est vrai aussi pour le vocabulaire le plus ancien, par le fait que ce vocabulaire n'est utile qu'au tout premier stade de l'analyse littéraire. Même si ceux à qui l'on s'adresse connaissent le langage de la stylistique, celui-ci ne vous dispense pas, la plupart du temps, d'avoir à analyser et à justifier les figures et les procédés de style que l'on rencontre dans un texte lorsqu'on doit l'expliquer. Car il ne suffit pas de repérer une figure de style : il faut encore en démonter le mécanisme et ensuite expliquer pourquoi l'auteur s'en est servi. Certes quand on a affaire à un oxymore comme « obscure clarté », on peut, bien sûr, se contenter de dire qu'il y a un oxymore, sans se croire obligé d'expliquer pourquoi. Mais c'est assez rare, et, même si l'on peut se passer de préciser que les deux mots sont contradictoires, encore vaut-il mieux expliciter et justifier le recours à l'oxymore, car il n'est pas sûr qu'il sera toujours bien compris. Aussi bien Georges Molinié se croit-il obligé de commenter rapidement cet exemple canonique dans son Dictionnaire de Rhétorique : « Il y a bien sûr contradiction entre les valeurs sémantiques essentielles d'obscur et de clarté. On a un oxymore. Il faut donc traduire, sous peine d'inacceptabilité du message ; on aboutit à quelque chose comme / clarté stellaire au milieu de la nuit/ » (p. 235). Et encore l'analyse de Georges Molinié qui semble lui-même peu satisfait de sa traduction (« on aboutit à quelque chose comme ») n'est-elle peut-être pas assez précise. Il n'y a pas, d'une part, l'obscurité et, d'autre part, la clarté ; il n'y a pas la clarté au milieu de l'obscurité ou l'obscurité autour de la clarté : c'est la clarté elle-même qui est dite obscure. Qu'est-ce à dire ? Tout simplement qu'il s'agit d'une clarté qui n'éclaire presque pas, qui éclaire sans éclairer, qui ne permet pas de voir, mais seulement d'entrevoir vaguement, et le vers suivant indiquera d'ailleurs qu'elle permet de voir, ou plutôt de deviner, non pas vraiment les bateaux ennemis, mais seulement leurs " voiles ", qui, étant blanches, peuvent seules refléter une clarté aussi faible. Dans la suite de son récit, Rodrigue soulignera le fait que, dans ce combat nocturne, chacun était « seul témoin des grands coups qu'il donnait », et incapable de « discerner où le sort inclinait » ce que seule la vraie « clarté » (et le mot alors sera repris), celle du jour, révèlera enfin. Si, à la place de « Cette obscure clarté », Corneille avait dit « Cette faible clarté », ou plutôt, car l'adjectif aurait été, si je puis dire, trop faible, s'il avait dit « La très faible clarté » ou « Cette infime clarté », on aurait assurément compris que Rodrigue et ses hommes n'y voyaient pas grand-chose. Mais outre que l'expression aurait été banale; elle n'aurait pas suggéré ce que suggère si bien l'oxymore : le malaise, l'angoisse de ceux qui ont à combattre dans l'obscurité. La première chose que l'on souhaite, dans la plupart des activités et dans un combat plus que dans toute autre sans doute, c'est généralement d'y voir clair. L'oxymore a donc ici une valeur ironique : on devine que les combattants ont envie de pester contre cette clarté qui éclaire si peu.
     Pour comprendre pleinement la valeur de cet oxymore, il faut donc le replacer dans le contexte. Et, pour ce faire, il faut aussi, et même d'abord, tenir compte du second hémistiche. En effet, la beauté du vers ne tient pas seulement à l'oxymore, mais aussi à l'emploi du verbe « tombe ». Il est probable que ce vers, et donc cet oxymore, seraient moins célèbres, si Corneille avait écrit : « Cette obscure clarté qui nous vient des étoile ». L'emploi du verbe « tombe » suggère que la clarté des étoiles est une clarté, si l'on peut dire, sans force, passive, par opposition à celle si puissante du soleil. Par opposition à ce formidable projecteur, les étoiles ne sont que de minuscules veilleuses. La valeur de suggestion de l'oxymore est donc renforcée par celle de ce verbe à première vue assez inattendu. On le voit, on peut se passer de la stylistique, c'est-à-dire ne pas se servir du mot oxymore, mais on ne peut guère se passer d'une analyse littéraire, fût-elle comme ici tout à fait élémentaire.
     Car il s'agit là d'un cas particulièrement simple. Mais plus on a affaire à des cas un peu complexes, et plus il devient clair que le recours au vocabulaire de la stylistique ne saurait remplacer l'analyse. Si l'on explique le vers célèbre du Cimetière marin : « Ils ont fondu dans une absence épaisse », peut-on se contenter de dire qu'il y a deux zeugmas, dont le second se double d'un oxymore ? N'est-il pas nécessaire d'abord de dire où ils sont et ensuite de les expliciter puisque entre « fondu dans » et « absence » d'une part, « absence » et « épaisse » d'autre part, l'alliance de mots est beaucoup plus subtile qu'entre « obscure » et « clarté ». Il faudra enfin les justifier et, là encore, il faudra replacer le vers dans le contexte et notamment faire appel au vers suivant (« L'argile rouge a bu la blanche espèce »). Cela demanderait une assez longue analyse, que je ne puis faire ici, mais n'exigerait aucunement qu'on utilise un vocabulaire technique. Les mêmes remarques vaudraient pour le premier vers, si célèbre, du Tombeau d'Edgar Poe de Mallarmé (« Tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change »). Là encore, si l'on peut parler d'alliances de mots ou d'oxymores, le vocabulaire de la stylistique ne saurait dispenser d'une assez longue analyse que j'ai faite ailleurs [8] et qui peut fort bien ne faire appel qu'à la langue des honnêtes gens.
     Si donc le fait d'employer un terme technique pour désigner un procédé de style ne peut presque jamais vous dispenser d'avoir ensuite à l'analyser, en revanche, le fait de l'analyser peut fort bien vous dispenser de lui donner un nom précis. Et il faut bien reconnaître que, le plus souvent, si l'on a quand même recours à un terme technique, c'est moins par nécessité que pour sacrifier à l'usage. Moi-même, j'ai toujours utilisé le vocabulaire technique courant, en me servant principalement du Dictionnaire de poétique et de rhétorique de Henri Morier [9] , mais je le faisais moins parce que j'en avais vraiment besoin (je mets toujours à part le vocabulaire de la poétique) que pour habituer mes étudiants à un vocabulaire qu'on leur demande de plus en plus de connaître, tout en les mettant soigneusement en garde contre toute utilisation abusive.
     Malheureusement, avec la nouvelle stylistique, il ne s'agit plus seulement d'une utilisation abusive, mais d'une véritable dérive, d'une totale déviation, d'une perversion radicale de la discipline. La stylistique devrait servir en principe à aller plus loin dans l'analyse d'un texte littéraire. Or il est très rare, dans les travaux de stylistique des dix dernières années, de trouver des remarques qui éclairent effectivement les textes. Ne font guère exception que les Commentaires stylistiques de Jean-Louis de Boissieu et Anne-Marie Garagnon [10] , mais, outre qu'ils auraient pu dire les mêmes choses beaucoup plus simplement, c'est leur sens littéraire bien plutôt que l'usage de la stylistique qui leur permet d'éclairer les textes. Le plus souvent, au lieu de servir à aller plus loin dans l'analyse, la stylistique sert plutôt à éluder toute analyse véritable qu'elle tend à réduire à une simple description formelle et, qui plus est, généralement très partielle. Au lieu de s'en servir pour serrer le texte au plus près, on s'en sert pour le survoler. Au lieu de s'en servir pour mieux le dominer, on s'en sert pour l'émietter : on ne se demande plus ce que l'auteur a voulu dire, quel est vraiment le sens du texte ; on se contente de relever deux ou trois champs lexicaux [11], ici une anaphore, là-bas une analepse et plus loin une antimétabole.
     La nouvelle stylistique n'est, en effet, trop souvent que l'art de faire long quand on pourrait faire court, d'être obscur quand on pourrait être clair, compliqué quand on pourrait être simple. On s'en sert pour dire à grand renfort de jargon et de graphiques ce qu'on pourrait dire de façon très simple et très claire, voire pour dire ce qui va tellement de soi que, dans la langue de tout le monde, on n'oserait certainement pas le dire. Quel besoin, par exemple, de nous rappeler à propos de n'importe quel texte qu'un Emetteur (E) s'adresse à un Récepteur (R), c'est-à-dire qu'il y a un auteur et qu'il écrit pour des lecteurs, en ajoutant le plus souvent, pour être plus sûr d'être compris, un petit schéma où E est relié à R par une flèche ? Quel besoin de nous expliquer, comme le fait Claire Stolz, que dans l'autobiographie, il y a « identité actoriale entre le JE narrateur, le JE personnage et l'auteur » [12] ? Quel besoin, lorsque Don Diègue, dans son célèbre monologue, dit deux fois « mon bras », de nous faire remarquer, comme le fait Georges Molinié, que, « si on entend deux fois la masse sonore, on ne comprend qu'une fois l'indication du référent correspondant », ce qui se traduit par la formule : « Sa + Sa > » (I, 97) [13] ? Quel besoin de remplacer systématiquement et sans la moindre raison tous les mots simples et courants par des mots savants et rares, à l'instar du même Georges Molinié qui ne dit plus, par exemple : « au seul mot de mariage », mais : « à la seule phonation du signifiant mariage » [14] ?
     Alors que le vocabulaire de la stylistique permet, en principe, d'être plus concis, et notamment de n'employer qu'un seul mot là où autrement il faudrait avoir recours à une périphrase, on s'aperçoit avec effarement que la nouvelle stylistique tend à faire exactement le contraire. Elle remplace de plus en plus souvent les mots les plus clairs et les plus communs par des périphrases aussi prétentieuses qu'inutiles. Ainsi Georges Molinié emploie de moins en moins le mot auteur, trop archaïque sans doute : il préfère parler du « producteur du discours littéraire » (II, 23); les conversations ne sont plus des conversations, mais des « interactions verbales » (V, 8), les interlocuteurs devenant alors les « participants de l'interaction verbale » (III, 45), quand ils ne sont pas les « parties prenantes de l'acte de discours » (V, 57) Là où un seul mot suffirait, Georges Molinié en emploie généralement un, deux, trois et parfois beaucoup plus comme dans cette phrase : « Celui qui parle doit se mettre dans la situation concrète et existentielle des circonstances matérielles de ce dont il parle » (III, 17O). Passons sur le fait qu'il est plus qu'incongru de parler de « la situation [...] des circonstances ») pour noter qu'au lieu de dire tout bonnement que « celui qui parle doit se mettre en situation », Georges Molinié emploie deux substantifs (situation et circonstances) et une périphrase (ce dont il parle), là où un seul substantif (situation) aurait suffi, et trois épithètes (concrète, existentielle et matérielles), qui disent au fond toutes les trois la même chose et que le mot situation disait déjà. Et beaucoup d'étudiants, qui ne parlent plus jamais de « phrase exclamative ou interrogative », mais toujours de « phrase à modalité exclamative ou interrogative », s'empressent de suivre son exemple. Ce qu'ils comprennent très vite, ce qu'ils retiennent surtout, c'est que la stylistique, ça sert à tirer à la ligne.
     La nouvelle stylistique reproche volontiers aux études littéraires traditionnelles de ne faire que de la paraphrase. Et certes ! ce reproche est assez souvent fondé. Mais on peut faire aussi de la paraphrase, on peut même énoncer des lapalissades avec des schémas en apparence très compliqués, des formules mathématiques, des équations : les ouvrages de Georges Molinié et de beaucoup d'autres en sont pleins. L'avantage, c'est que cela se voit beaucoup moins facilement, et si ce nouveau type de paraphrase n'apporte rien de plus que l'ancien à l'intelligence des textes, il peut servir bien davantage au prestige et à la carrière de celui qui la pratique.
     Dans l'art de dire longuement et lourdement des évidences, d'expliquer pesamment et pédantesquement les choses les plus simples, la palme revient peut-être à Mme Anne Ubersfeld qui, dans son livre Lire le théâtre [15] , ne cesse d'enfoncer sur le ton le plus doctoral des enfilades de portes grandes ouvertes. Non contente de dire très doctement des choses que tout le monde pourrait dire, elle va même jusqu'à dire des choses qui vont tellement de soi que jamais personne avant elle n'avait songé à les dire. Elle nous apprend ainsi qu'au théâtre les acteurs doivent impérativement dire le texte que l'auteur a écrit à leur intention : le personnage, nous explique-t-elle sur le ton sentencieux qui lui est habituel, « est le sujet d'un discours que l'on marque de son nom et que le comédien qui revêtira ce nom devra prononcer » [16] ... Et, craignant sans doute que l'on méconnaisse l'importance de cette remarque, elle nous redit un peu plus loin que le personnage « parle parce que l'auteur le fait parler, lui enjoint de parler, de dire tels mots » [17] . On le voit, Anne Ubersfeld a manifestement peur de n'être pas vraiment comprise. Aussi croit-elle nécessaire de se montrer très explicite : quand elle dit que l'auteur « fait parler » le personnage, elle veut dire non pas qu'il lui donne l'autorisation ou la possibilité de parler, mais qu'il le lui « enjoint » expressément ; et, qui plus est, il ne lui ordonne pas seulement de parler, mais décide entièrement de ce qu'il doit dire ; loin de pouvoir dire tout ce qui lui passe par la tête, le personnage ne peut dire que « tels mots » que l'auteur a choisi de lui faire dire [18].
     Et craignant encore, malgré ces explications redondantes, que certains lecteurs puissent avoir de la peine à la suivre, Mme Ubersfeld n'hésite pas à prendre des exemples, et elle le fait avec un sens pédagogique qu'on ne saurait trop admirer. La célèbre injonction d'Auguste à Cinna : « Prends un siège, Cinna » n'avait guère jusqu'ici sollicité la sagacité des commentateurs. Elle fournit à Mme Ubersfeld l'occasion d'illustrer les merveilleuses découvertes qu'elle a faites, et il lui faut une page entière [19] pour nous dévoiler à grand renfort de jargon toute la richesse de cet hémistiche. Elle nous explique que, lorsque Corneille fait dire à Auguste : « Prends un siège, Cinna », il veut que l'acteur qui joue Auguste dise effectivement : « Prends un siège, Cinna » (malheureusement Mme Ubersfeld oublie de préciser que Corneille ne veut en aucun cas que l'acteur qui joue Auguste parle à la cantonade ou s'adresse à quelqu'un d'autre qu'à l'acteur qui joue Cinna, et qu'il tient absolument à ce qu'il ne prononce ces mots qu'après s'être assuré que l'acteur qui joue Cinna était effectivement présent sur la scène et en mesure de l'entendre). Mme Ubersfeld nous explique aussi que, si Corneille fait dire à l'acteur qui joue Auguste : « Prends un siège, Cinna », c'est à l'intention du public qui doit pouvoir entendre les mots qu'il prononce et comprendre qu'Auguste dit à Cinna de prendre un siège. Mais ce n'est pas tout et Mme Ubersfeld nous explique encore que Corneille veut aussi, même s'il n'y a pas d'indication scénique qui le dise explicitement, que quelqu'un, le metteur en scène, le régisseur ou un accessoiriste, s'occupe de faire apporter sur la scène un siège pour que Cinna puisse s'asseoir. Une telle perspicacité laisse pantois; comme on se sent plus intelligent quand on a lu Mme Ubersfeld !
     On reste également pantois devant le commentaire qu'inspire à Mme Ubersfeld le célèbre vers d'Arcas dans Iphigénie : « Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune ». Voici ce qu'elle écrit : « Cette phrase peut à la rigueur avoir une signification, elle n'a pas de sens ; elle n'est à proprement parler ni vraie ni fausse, on n'en peut rien dire. Mais si nous ajoutons le présupposé nous sommes au théâtre, nous aurons : (sur scène) "tout dort, et l'armée, et les vents et Neptune". Phrase qui présente encore des difficultés et n'aura de valeur référentielle que si la mise en scène, construisant un référent mimétique, lui donne cette valeur. » [20] Mme Ubersfeld est un grand auteur comique qui s'ignore. Il est incontestable que, si l'on disait à brûle-pourpoint à un interlocuteur qui ne connaîtrait pas Iphigénie : « Mais tout dort et l'armée et les vents et Neptune », il serait pour le moins déconcerté, à moins, bien sûr, que ce ne soit au bord de la mer (et même dans ce cas, il pourrait ne pas comprendre le mot Neptune), par une nuit très calme et au milieu de soldats endormis. On peut aussi aisément concéder aussi à Mme Ubersfeld que, sous peine de désorienter le spectateur, le metteur en scène doit soigneusement s'abstenir d'installer une puissante soufflerie sur la scène pour y déchaîner un vent de tempête et y rassembler un grand nombre de soldats pour s'y livrer à une bacchanale effrénée. Mais le moins que l'on puisse dire de ce genre de remarques, c'est qu'elles ne s'imposent pas, et qu'on ne saurait les faire qu'en guise de plaisanteries. Malheureusement Mme Ubersfeld, qui se regarde comme la grande papesse des études théâtrales, se prend trop au sérieux pour se livrer à des galéjades.
     Quand Mme Ubersfeld n'enfonce pas les portes ouvertes d'une manière aussi caricaturale, il n'en reste pas moins que toutes les prétendues « découvertes » qu'elle attribue à « l'analyse structurale » ne font que reprendre des remarques déjà faites cent fois dans le passé par les auteurs, les théoriciens et les critiques. On en jugera par ce qu'elle dit sur les expositions : « S'il est une découverte de l'analyse structurale, c'est bien l'importance du début, de l'incipit, des premiers signes par rapport auxquels les autres s'organisent. Le début de tout texte théâtral fourmille en indices de temporalité (didascalies d'ouverture et début de dialogue) : l'exposition suppose l'ancrage dans la temporalité, si temporalité il y a : les didascalies sont là pour marquer ou non le temps, toujours relayées par le dialogue ». [21] Ainsi, à en croire Mme Ubersfeld, une des découvertes les moins contestables de l'analyse structurale serait celle de l'importance des scènes d'exposition qui donnent aux spectateurs, entre autres informations essentielles, de nombreuses et précieuses indications de temps. Or, s'il est un point sur lequel tous ceux qui ont écrit sur le théâtre ont toujours été d'accord, c'est bien sûr l'importance des scènes d'exposition et sur leur difficulté. Et il n'a échappé à aucun d'entre eux qu'une des missions de l'exposition était, en effet, d'assurer « l'ancrage dans la temporalité », pour parler comme Mme Ubersfeld. Mais, à la différence de Mme Ubersfeld, ils ne pensaient aucunement avoir fait une « découverte » [22].
     À l'instar de Mme Ubersfeld, les stylisticiens, les sémioticiens et autres jargonautes prétendent tous nous apprendre, grâce à leurs prétendus outils, des choses que l'on savait pertinemment depuis longtemps. C'est le cas tout particulièrement de tous les tenants des analyses dites « actantielles », dont Mme Ubersfeld est elle-même une fervente adepte, ainsi, bien sûr, que Georges Molinié. À les en croire, celles-ci permettraient de renouveler profondément l'étude des œuvres littéraires, et se montreraient particulièrement fécondes lorsqu'il s'agit de textes de théâtre. Mais les prétendues découvertes qu'ils croient avoir faites dans ce domaine ne font que reprendre des observations que les théoriciens du théâtre avaient formulées depuis des siècles, voire depuis l'antiquité. L'article « actant » du Vocabulaire de l'analyse littéraire de D. Bergez, V. Géraud, et J.J. Robrieux [23] reflète fort bien cette sotte présomption : « La notion d'actant, nous dit-on, permet [...] de concevoir une intrigue de manière dynamique, comme un jeu de forces (généralement incarnées par des personnages) ; de porter l'attention sur l'interaction entre ces forces, autant que sur leur nature ; de déjouer les pièges d'un psychologisme réducteur, en voyant dans un personnage autre chose qu'un simple "caractère" ». L'auteur de ces lignes veut souligner le caractère selon lui très novateur des analyses actantielles, mais il ne s'y prendrait pas autrement, s'il voulait faire tout le contraire et nous convaincre qu'elles n'ont à nous proposer que des lapalissades et essaient de nous faire prendre de vieilles évidences pour des avancées audacieuses. Car, enfin, il faut un formidable culot ou une extraordinaire inconscience pour oser attribuer à l'analyse actantielle le rare mérite de nous faire « concevoir une intrigue de manière dynamique, comme un jeu de forces (généralement incarnées par des personnages) », comme si on ne pouvait le faire que grâce à elle, comme si, avant elle, on ne l'avait jamais fait.
     À qui fera-ton croire qu'avant les analyses actantielles, on ne concevait l'intrigue que d'une manière toute statique, alors que les auteurs dramatiques, les théoriciens, voire les simples amateurs de théâtre ont si souvent insisté sur le fait que, dans une bonne intrigue, l'intérêt devait aller sans cesse croissant, la tension être toujours plus grande jusqu'au dénouement ? Faut-il rappeler, pour ne citer que lui, ces lignes célèbres de La Bruyère : « Le poème tragique vous serre le cœur dès son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer et le temps de vous remettre, ou s'il vous donne quelque relâche, c'est pour vous replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes. » [24] ? À qui fera-t-on croire qu'avant les analyses actantielles, la critique ne s'était jamais aperçu que l'intrigue d'une pièce de théâtre reposait essentiellement sur les conflits qui opposent les personnages, alors que ces conflits ne sauraient échapper à l'attention des spectateurs ou des lecteurs, fussent-ils assez distraits, et cela souvent dès la première scène de la pièce, voire dès les premières répliques, quand ce n'est pas dès la première réplique ? À qui fera-t-on croire, qu'avant les analyses actantielles, on ne considérait jamais les personnages que comme des « caractères », dont on n'étudiait la psychologie que pour elle-même, en faisant abstraction de leur rôle dans l'intrigue, alors que les auteurs, les théoriciens et les critiques ont toujours insisté sur le fait que les personnages de théâtre devaient être conçus en fonction les uns des autres et de leur rôle dans l'intrigue et proclamé la primauté de l'action sur les personnages, depuis Aristote qui disait que la tragédie représente « non pas les hommes, mais une action » [25] jusqu'à Armand Salacrou, qui professe qu'« une pièce n'est pas faite pour les personnages, mais les personnages pour la pièce » [26] ? À qui fera-t-on croire, en conséquence, qu'avant les analyses actantielles, on avait méconnu la nécessaire interaction de toutes les forces en jeu dans la pièce [27] ? Faut-il rappeler que, de toutes les règles formulées par la dramaturgie classique, celle de l'unité d'action est la plus ancienne (elle remonte à Aristote [28] ) et la moins contestée ?
     Si les analyses actantielles ne nous apprennent rien sur le théâtre en général que l'on ne sache déjà depuis longtemps, pour ne pas dire depuis toujours, il en va de même pour chacune des pièces qu'elles sont censées mieux éclairer. La plupart des petits classiques qui paraissent actuellement offrent aux élèves des schémas actantiels qui ne font, le plus souvent, que résumer grossièrement les données les plus élémentaires de la pièce et ne font que redire avec des symboles et des flèches ce que l'on disait autrefois seulement avec des mots, et généralement en fort peu de mots, et qui, plus est, très simples.
     Je n'ai malheureusement pas les moyens de reproduire ces schémas. Je vais donc me contenter de décrire le schéma le plus courant et dont l'inventeur est A.-J. Greimas. Je le décris dans sa forme la plus simplifiée, tel qu'il est proposé dans le livre de Claire Stolz : sur la première ligne à gauche, on trouve le mot « Destinateur » et à droite le mot « Destinataire » ; le mot « Destinateur » est relié par une flèche descendant vers la droite au mot « Sujet » à la deuxième ligne, lequel est relié par une ligne horizontale vers la droite au mot « Objet », qui est relié par une flèche ascendante, toujours vers la droite, au mot « Destinataire » à la ligne supérieure ; à la troisième ligne, on trouve à gauche le mot « adjuvant » et à droite le mot « opposant », l'un et l'autre reliés à la ligne supérieure par deux flèches ascendantes, la première orientée à droite et la seconde orientée à gauche. Claire Stolz commente ce schéma de la façon suivante : « Le sujet, poussé, par le destinateur (qui peut être un personnage ou une force morale, par exemple une passion) poursuit un objet (animé ou non) au profit du destinataire (personnage ou force morale) ; tout ce qui l'aide dans son action est dit "adjuvant", tout ce qui entrave cette action est dit au contraire "opposant". » [29] On voit tout de suite qu'un tel schéma ne saurait rien nous apprendre de plus que ce que peut nous apprendre un résumé très sommaire de l'intrigue.
     Pour nous aider à comprendre le schéma de Greimas, dont il attribue d'ailleurs la paternité à Mme Ubersfeld, l'auteur de l'article « actant » cité plus haut écrit ceci : « Dans un intrigue amoureuse, par exemple, le Sujet désire l'être aimé (Objet). Le Destinateur est Eros, le Destinataire est le Sujet lui-même ». On ne saurait mieux montrer que les schémas actantiels ne servent qu'à enfoncer des portes ouvertes, voire à énoncer des lapalissades Car tout le monde avait compris que, dans une intrigue amoureuse, il y avait toujours au moins un personnage qui en désirait un autre. À quoi sert de dire que ce personnage, le Sujet, est poussé par une force, le Destinateur, qui est alors Eros, et que le Destinataire, au profit de qui le Sujet est en quête de l'Objet, n'est autre que lui-même, et de réunir par des flèches le Destinateur, le Sujet et le Destinataire ? Cela revient à dire que quelqu'un est amoureux parce qu'il ressent de l'amour, et qu'il désire l'être aimé parce qu'il veut satisfaire son désir amoureux.
     Quand ils ne relèvent pas de la simple lapalissade, les faits jusque-là inaperçus ou mal perçus que les tenants de l'analyse actantielle prétendent faire apparaître grâce à leurs schémas magiques, relèvent du moins de l'évidence. Pour le montrer, je pourrais de nouveau faire largement appel à Mme Ubersfeld, qui, comme on pourrait s'en douter, fait un usage immodéré des schémas actantiels. Mais je me contenterai aujourd'hui d'un seul exemple. Mme Ubersfeld, qui ne cesse de nous présenter ses analyses comme étant fort complexes, bien qu'elle ne cesse d'enfoncer des portes ouvertes, écrit notamment ceci : « Le fonctionnement du couple adjuvant-opposant est loin d'être simple : comme celui de tous les actants, en particulier dans le texte dramatique, il est essentiellement mobile, l'adjuvant pouvant à certaines étapes du processus devenir soudain opposant, ou, par un éclatement de son fonctionnement [on appréciera la formule], l'adjuvant peut en même temps être opposant ; ainsi en est-il des conseillers de Néron dans Britannicus, tous deux adjuvants-opposants, selon une loi que nous tenterons d'élucider. » [30] Mme Ubersfeld veut nous persuader que seule l'analyse actantielle peut nous permettre de bien comprendre « le fonctionnement du couple adjuvant-opposant », mais l'exemple sur lequel elle s'appuie et qu'elle emprunte à Britannicus, nous montre aussitôt après qu'une fois de plus elle nous la fait à l'esbroufe. Il va de soi que lorsqu'un personnage change d'avis et décide soudain de ne plus faire ce qu'il voulait faire, voire de faire tout le contraire, celui qui s'opposait jusque-là à lui va maintenant l'encourager tandis que celui qui l'approuvait va maintenant s'opposer à lui. Nul besoin d'utiliser un jargon technique et de faire un schéma actantiel pour le comprendre. Globalement, dans Britannicus, Burrhus s'oppose à Néron tandis que Narcisse l'approuve et le flatte ; mais quand Néron, sous l'influence de Burrhus, décide de renoncer à assassiner Britannicus et de se réconcilier avec lui, c'est Narcisse alors qui va s'opposer à Néron. Il n'y a nullement lieu de s'en étonner et il n'y a rien ici à « élucider ».
     J'emprunterai un autre exemple à M. Alain Viala [31] , qui, après nous avoir proposé deux schémas actantiels d'Andromaque, le premier pour illustrer « l'ordre du pouvoir politique » et le second « l'ordre des relations affectives », conclut ainsi : « La comparaison des deux schémas montre toute l'ambiguïté de son [d'Oreste] comportement. Elle révèle aussi que les mouvements affectifs peuvent avoir dans cette pièce, plus de puissance que les pouvoirs politiques. C'est donc le jeu des passions qui caractérise les personnages. » [32] On appréciera l'originalité de ces remarques. Quel besoin de construire des schémas actantiels et de les comparer pour découvrir l'ambiguïté du comportement d'Oreste ? Il suffit de l'écouter avouer sans ambages à Pylade qu'envoyé par les Grecs pour demander à Pyrrhus la tête d'Astyanax il entend tout faire pour qu'il la lui refuse. Quel besoin de construire des schémas actantiels et de les comparer pour découvrir que les personnages d'Andromaque ne craignent pas de sacrifier leurs devoirs politiques à leurs passions amoureuses, puisque Hermione et Pyrrhus ne s'en cachent pas plus qu'Oreste ? D'une manière plus générale, on ne trouve dans le petit classique de M. Viala que des remarques extrêmement banales que l'on trouvait déjà dans tous les petits classiques qui ont précédé le sien. On y chercherait en vain l'ombre d'une remarque qui témoignerait d'un peu d'acuité dans l'analyse.
     Sans s'en rendre compte, les tenants de la stylistique d'avant-garde et de la sémiotique nous apprennent d'ailleurs eux-mêmes que l'on peut fort bien se passer de tout leur jargon, de tous leurs schémas et de tous leurs graphiques. En effet, dans leur désir de se hausser du col et de convaincre leurs lecteurs de l'importance primordiale de leurs « travaux », ils se plaisent à insister sur l'extrême difficulté, sur la prodigieuse complexité de leur démarche. Mais nous dire, comme le fait Anne Ubersfeld, que « toute analyse sémiologique d'un personnage de théâtre est une opération d'une extrême complexité » [33] , c'est nous dire aussi et surtout qu'elle est parfaitement inutile. En effet, si l'analyse sémiologique est vraiment utile, si elle est même indispensable, comme Anne Unbersfeld en est, bien sûr, persuadée, et si, en même temps, elle est d'une extrême complexité, il s'ensuit qu'il est presque impossible pour la grande majorité des spectateurs ou des lecteurs de comprendre vraiment la pièce qu'ils voient ou qu'ils lisent. Anne Ubersfeld croit souligner l'importance de l'analyse sémiologique en disant qu'elle est d'une extrême complexité : mais, en ce faisant, elle nous révèle que tout le monde s'en passe et donc qu'on peut fort bien s'en passer. La même Anne Ubersfeld qui se plaît à souligner l'extrême complexité des analyses sémiologiques, se plaît d'ailleurs à rappeler en même temps que les pièces de théâtre sont d'abord faites pour être représentées. Mais c'est nous rappeler qu'elles ont été écrites pour être comprises d'abord, non pas par des lecteurs qui, dans la solitude de leur cabinet de travail, ont toute liberté de lire et de relire le texte, de l'étudier à loisir et de prendre du papier et un stylo pour construire toutes sortes de schémas, mais bien par des spectateurs qui doivent la comprendre à la première audition et ne sont donc aucunement en situation de se livrer à l'opération si difficile et si complexe que constitue l'analyse sémiologique des personnages. Les affirmations d'Anne Ubersfeld visant à souligner l'extrême complexité des analyses sémiologiques sont, au demeurant, d'autant plus plaisantes qu'en fait, elle ne nous propose le plus souvent, même si c'est à grand renfort de jargon et de graphiques, que des remarques d'une simplicité enfantine.
     Il faut donc le dire nettement : les schémas actantiels ne servent strictement à rien [34] . On ne peut y trouver que ce que l'on y a mis et on ne peut y mettre que ce que l'on a déjà trouvé. Le schéma actantiel ne sert donc jamais qu'à dire les choses autrement; mais il n'est utile de dire les choses autrement que si cela permet de les dire mieux, et notamment de les dire plus clairement ou plus brièvement. Or c'est l'inverse qui se produit. Mais c'est sans doute précisément ce que recherchent ceux qui s'en servent. Parce qu'ils n'ont, en réalité, rien à dire ou, du moins, rien qui vaille la peine d'être dit, ils ont tout intérêt à s'exprimer de la manière à la fois la plus abstruse et la moins concise possible.
     La vogue du schéma actantiel tient essentiellement, en dehors du fait qu'il permet de faire savant, à ce qu'il constitue un merveilleux instrument à tirer à la ligne. La même chose que l'ont peut dire en trois ou quatre lignes, pourra aisément, une fois transposée en schéma actantiel, occuper le quart, voire la moitié d'une page. De plus, et surtout, le recours aux schémas actantiels permet de dire deux fois, voire trois fois, la même chose, et c'est un avantage dont ceux qui les pratiquent, se privent rarement. La plupart du temps, en effet, ou bien ils commencent par nous proposer un schéma actantiel, et nous expliquent ensuite avec des mots ce qu'il veut dire, ou bien ils font le contraire et transforment en schéma actantiel ce qu'ils ont dit d'abord avec des mots. Dans les deux cas, on dit donc deux fois la même chose, et on peut même la dire trois fois. Souvent, en effet, on ne se contente pas de traduire le schéma actantiel, on croit devoir expliquer et justifier la traduction, en faisant le mot à mot. Car, il ne suffit pas de nous apprendre ce que dit le schéma actantiel, il faut que nous puissions comprendre comment il dit avec des sigles, des symboles et des flèches ce qu'on peut dire avec des mots.
     Mais ce que je n'arrive pas à comprendre pour ma part, c'est à quoi sert de dire avec des sigles, des symboles et des flèches, ce qu'on peut dire beaucoup plus simplement et plus rapidement avec des mots. À quoi sert, lorsqu'on vient de dire en quelques mots quelque chose que tout le monde peut comprendre sans peine, de redire ensuite la même chose en ayant recours à un schéma que l'on ne peut comprendre qu'à grand peine et parce que l'on a déjà parfaitement compris ce qu'il est censé nous permettre de mieux comprendre ? C'est ce que l'on se demande, lorsqu'on lit, par exemple, le commentaire que Mme Stolz nous donne d'une phrase bien connue de La Chartreuse de Parme, tirée du fameux récit où Stendhal nous montre son héros faisant la première expérience du feu à la bataille de Waterloo : « Nous avouerons, écrit-il, que notre héros était fort peu héros en ce moment. » Mme Stoltz nous explique d'abord que « la phrase est évidemment rendue fort ironique grâce à l'hypocorisme ("notre héros"), forme d'ironie nuancée de tendresse pour sa cible, grâce à la litote ("fort peu" pour "absolument pas") et grâce à l'antanaclase, figure qui consiste à utiliser le même terme deux fois, mais avec des sens différents (ici le mot "héros" est utilisé successivement dans le sens de personnage principal de roman et dans celui de personne héroïque, très courageuse) qui met en relief l'écart entre le rêve de Fabrice de devenir un personnage héroïque et la réalité ». Certes ! l'explication que Mme Stoltz nous donne de cette phrase est tout à fait exacte, mais elle allait quasiment de soi. Mme Stoltz le reconnaît elle-même, et l'on comprend alors encore moins pourquoi elle éprouve le besoin de nous dire ensuite que « tout cela peut se schématiser grâce à un dédoublement du niveau I, avec une double remontée actantielle du narrateur, telle que nous l'avons déjà rencontrée plus haut » et de nous infliger un schéma compliqué que je ne puis reproduire [35] . Toujours est-il qu'on est obligé de se prendre la tête, en se reportant aux pages précédentes, non pas pour essayer de comprendre ce que dit ce schéma, puisqu'on le sait déjà, mais seulement comment il le dit.
     Quand on ne trouve pas que de la paraphrase, des lapalissades ou des banalités, on s'aperçoit, dès que l'on a percé la carapace du jargon, que les analyses des sémioticiens et des stylisticiens dans le vent restent tout à fait superficielles, approximatives et incomplètes. « Toute l'excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons et des promesses pour des effets », disait Béralde, dans Le Malade imaginaire, des médecins du XVIIe siècle : on pourrait en dire tout autant des tenants de la nouvelle stylistique. Pour le prouver, il faudrait à la fois pouvoir multiplier les exemples et pouvoir les analyser à loisir. Mais cela demanderait beaucoup de temps, car il est toujours beaucoup plus vite fait de ne dire rien qui vaille que de prouver que quelqu'un ne dit rien qui vaille, surtout s'il s'exprime, et c'est généralement le cas, d'une manière volontairement sibylline. Je me contenterai donc aujourd'hui d'analyser de façon un peu détaillée trois exemples seulement.
     Je commencerai par le commentaire que Mme Anne Hershberg Pierrot [36] donne du petit couplet à double sens d'Elmire à la fin de sa seconde entrevue avec Tartuffe (IV, 5, vers 1507-1519) : « La conversation se déroule selon cette structure du double sens, qui repose sur la présence de deux destinataires, dont l'un est ignoré de l'autre, et sur le renversement de la hiérarchie apparente du dialogue : selon la terminologie de C. Kerbrat-Orecchioni, qui parle de "trope communicationnel", Orgon, en apparence destinataire indirect ("sans être véritablement intégré à la relation d'allocution, il fonctionne cependant comme un témoin, dont la présence est connue et acceptée par L [le locuteur], de l'échange verbal", p. 48) se trouve en fait le destinataire principal d'Elmire. Aux yeux de Tartuffe il n'est qu'un récepteur additionnel : sa présence échappe totalement à Tartuffe. » Passons sur le fait qu'on ne comprend guère comment Orgon peut être en ce moment quoi que ce soit « aux yeux de Tartuffe », ne fût-ce « qu'un récepteur additionnel », puisque sa présence lui « échappe totalement ». Car ce que je ne comprends pas du tout, c'est d'abord le besoin qu'éprouve Mme Hershberg de faire appel à Mme Kerbrat-Orecchioni et à son « trope communicationnel » dont la définition, qu'il faudrait aussi pouvoir citer, est donnée en note, pour nous expliquer ce que tout le monde a toujours compris à savoir qu'Elmire, tout en ayant l'air de continuer de s'adresser à Tartuffe, s'adressait en fait à Orgon caché sous la table. Je suis malheureusement obligé de passer sur la suite du commentaire, qui est toujours aussi prétentieux qu'inutile, Mme Hershberg parlant, par exemple, de « l'indétermination référentielle » et du « flottement sémantique » de « on », dont tout le monde sait depuis l'enfance que c'est un pronom « indéfini ».
     Mme Hershberg ne se sert pas de la stylistique pour éclairer le texte. Elle se sert du texte pour lâcher du jargon et citer Mme Kerbrat-Orecchioni, ce qui présente pour elle le triple avantage de noircir du papier, de faire savant et de servir sa carrière. Et elle est tellement pressée de raccrocher son couplet sur « le trope communicationnel » qu'elle ne prend sans doute pas la peine de regarder de suffisamment près un texte qu'elle semble n'avoir pas toujours bien compris. On est surpris, en effet, de lui voir dire que « "on" vise ses [d'Elmire] destinataires, sauf au vers 1514 dans "on peut dire" ». Sur les sept on de ce passage, six visent les destinataires d'Elmire, Tartuffe et Orgon. Le second on du vers 1514 (« Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire ») fait effectivement exception, mais, s'il ne vise plus les deux destinataires d'Elmire, il en vise néanmoins un : Tartuffe. Or on a bien l'impression que Mme Hershberg croit que ce « on » ne désigne plus ni Orgon ni Tartuffe, mais la seule Elmire, alors qu'il renvoie à la fois à Elmire et à Tartuffe. Tout en semblant dire à Tartuffe : « puisque vous ne voulez pas croire ce que je vous dis », Elmire dit à Orgon : « puisque vous ne voulez pas croire ce que dit Tartuffe ». Mais, bien sûr, Orgon, à la différence de Tartuffe, est en situation de comprendre l'ambiguïté du langage d'Elmire. Et, sur ce point aussi, on peut donc s'étonner des propos de Mme Hershberg qui conclut : « De toute façon, le jeu sémantique que pratique Elmire n'a pour destinataire complet que le spectateur ou le lecteur de la pièce : c'est à lui seul que s'adresse la tension des deux isotopies. Et l'on peut se demander si la revanche d'Elmire à l'égard de ses deux destinataires ne commence pas par sa maîtrise du langage, et son affirmation du "moi", au cours de sa réplique, face à ce "on" qui est presque une non-personne. » Contrairement à ce que dit Mme Hershberg, Orgon peut aussi bien que le spectateur ou le lecteur comprendre le double sens du couplet d'Elmire, et la conclusion qu'elle veut en tirer est donc sans fondement. J'ajouterai que, si Mme Hershberg avait voulu analyser d'une manière exhaustive le jeu d'Elmire, elle aurait mieux fait, plutôt que de parler de « trope communicationnel » et de citer Mme Kerbrat-Orecchioni, de replacer le couplet dans le contexte et de rappeler certains des propos antérieurs de Tartuffe et d'Elmire, et notamment l'utilisation que celle-ci a faite du « on », dès le début de la scène.
     Mais, et il en est presque toujours ainsi tout au long de l'ouvrage, si l'on n'apprend rien qu'on ne sache déjà, si l'analyse reste incomplète et approximative, Mme Hershberg a quand même vu, en gros, ce qu'il fallait d'abord voir. Georges Molinié, lui, est surtout porté à voir ce qui n'est pas. S'il se montre le plus souvent incapable d'analyser de façon précise et exhaustive une figure de style, se contentant généralement de lui donner un nom et de la décrire d'une manière sommaire, voire inexacte, il sait, en revanche, en découvrir là où il n'y en a pas. C'est le cas de l'exemple qu'il donne pour illustrer sa définition de l'hypallage, définition au demeurant incompréhensible (comme beaucoup d'autres d'ailleurs) pour qui ne sait pas déjà ce qu'est une hypallage. Voici l'exemple : « Soit ces vers de Baudelaire ("Madrigal triste") :
                                                       J'aspire, volupté divine !,
                                                       Hymne profond , délicieux !,
                                                       Tous les sanglots de ta poitrine.
     Tels quels, les appariements syntaxiques volupté divine - hymne profond, délicieux ne posent guère de difficulté d'interprétation, sinon au prix de quelques manipulations métaphoriques (pour le premier segment) et métonymiques (pour le second). Mais ce n'est pas sûr. Une autre solution est possible, qui concerne la construction : divine est davantage en harmonie sémantique avec hymne, et profond, délicieux sont en parfaite homologie avec volupté. On est donc conduit à opérer une permutation dans les relations syntaxiques de ces adjectifs vis-à-vis de leur substantif caractérisé. Une hypallage semble ici la solution à la fois rhétoriquement la plus économique, et poétiquement la plus forte, dans la mesure où elle renforce la double articulation du texte : érotique et blasphématoire » (III, 165). Passons sur le fait, tout à fait habituel chez lui, que Georges Molinié ait choisi des vers qui sont sans doute parmi les plus médiocres de Baudelaire, pour remarquer que l'hypallage qu'il croit découvrir n'est guère convaincante. Lui-même d'ailleurs reconnaît qu'il n'est pas sûr qu'il y ait hypallage, puisqu'il dit qu'il n'est pas sûr qu'il n'y en ait pas [37] . C'est là une première raison de douter de son existence. Une figure de style doit s'imposer immédiatement, avec force et évidence, et non apparaître simplement comme « une solution possible ». Quand, à la troisième ou à la quatrième lecture d'un texte, on se dit qu'après tout il y a peut-être à tel endroit une figure de style que l'on n'avait pas encore remarquée, il y a gros à parier qu'il n'y en a pas ou, à tout le moins, que l'effet est raté.
     Pour qu'il y ait ici vraiment hypallage, il faudrait que l'on éprouvât à la première lecture une double impression d'incongruité. Ce n'est évidemment pas le cas pour volupté divine, qui loin de causer la moindre surprise, est au contraire une expression tout à fait banale. Parmi tous les adjectifs qui sont habituellement associés à volupté, divine est sans doute celui qui revient le plus souvent. Il est vrai, en revanche, que l'on n'est guère habitué à voir les adjectifs profond et délicieux associés à hymne. Mais, s'ils surprennent au premier abord, on ne peut pas dire pour autant qu'ils créent vraiment une impression d'impropriété, et le vers suivant (« Tous les sanglots de ta poitrine ») expliquera pourquoi Baudelaire les a choisis : la même raison, (il vient du fond de la poitrine de la femme aimée), qui rend l'hymne profond le rend aussi délicieux pour le poète amoureux. On n'éprouve donc aucun besoin d'opérer une substitution des adjectifs, et il suffit d'essayer de le faire pour s'apercevoir que cela ne serait guère satisfaisant. Il n'y aurait certes aucun problème pour hymne divin, mais l'expression volupté profonde serait moins satisfaisante que volupté divine, car elle serait aussi banale, tout en étant plus faible, et volupté délicieuse relèverait du pléonasme et serait ridicule.
     Enfin et surtout, avant de se demander s'il n'y avait pas une hypallage, Georges Molinié aurait mieux fait d'analyser correctement le texte. Car c'est sans doute l'apparent parallélisme de volupté divine ! et de Hymne profond, délicieux ! qui l'a conduit à cette hypothèse. Mais, en réalité, les deux substantifs volupté et hymne n'ont pas la même fonction. S'ils constituent tous les deux une apposition, le premier se trouve en apposition à l'élément qui le précède (« J'aspire ») et le second à celui qui le suit (« Tous les sanglots de ta poitrine »). Or, malgré les points d'exclamation, Georges Molinié ne semble pas avoir compris qu'il s'agissait de deux appositions. En effet, il a proposé par la suite une étude de l'ensemble du poème (V, 136-144) [38] où l'on s'aperçoit que, non content de voir dans ces deux vers une hypallage qui n'existe pas, il y voit aussi une métonymie qui n'existe pas davantage : « On retrouve la métonymie de l'effet pour la cause aux vers 16 et 17 : volupté - hymne = "source de... - produisant un effet de..." » (V, 138). Il me paraît clair que Georges Molinié n'a pu voir ici une métonymie que parce qu'il n'avait pas vu, ce qui pourtant sautait aux yeux, qu'il y avait apposition. Inutile de dire que beaucoup d'étudiants s'empressent de suivre son exemple, et, quand ils ne savent pas que dire sur un texte, ils se plaisent eux aussi à y découvrir des figures de style qui ne s'y trouvent pas. Comme lui, ils se lancent dans d'aventureuses analyses stylistiques de textes dont ils sont, en réalité, incapables de faire une simple analyse logique.
     Mais un autre exemple (V, 79-81) montrera encore mieux peut-être la totale inanité des prétendues analyses de Georges Molinié. Il s'agit du commentaire d'un passage de La Princesse de Clèves, passage où Mme de Clèves apprend à son mari que M. de Nemours a raconté l'histoire de l'aveu, sans dire qui elle concernait. Point n'est besoin de tout citer. Georges Molinié, qui ne va commenter qu'un aspect de ce passage, le résume ainsi : « Le narrateur dit au lecteur que la princesse de Clèves dit à son mari, M. de Clèves, que la reine Dauphine lui a dit (à elle la princesse) que le vidame de Chartres lui a dit (à elle la reine) que M de Nemours lui a dit (à lui le vidame) qu'un ami lui a dit (à lui le duc) qu'une dame a dit à son mari (son histoire). » Passons sur le fait que Georges Molinié, qui ne regarde jamais les textes de près, ne s'est pas aperçu que Mme de Clèves avait simplifié les choses en disant à son mari que la reine dauphine avait appris cette histoire du vidame de Chartres. En fait, elle l'a apprise de Mme de Martigues qui l'a apprise du vidame de Chartres. Passons aussi sur le fait que Georges Molinié aurait pu se dispenser de préciser que le narrateur s'adressait au lecteur. Car ce dont il aurait surtout pu se dispenser, c'est de nous présenter ensuite un schéma actantiel pour nous expliquer des faits qui sont parfaitement limpides Je ne puis malheureusement le reproduire ici, ni, par conséquent, montrer en détail toute son ineptie. Je dirai seulement qu'il consiste pour l'essentiel à faire deux colonnes, avec les noms, à gauche, des personnages qui donnent l'information, et, à droite, de ceux qui la reçoivent. Il ne sert strictement à rien sinon à occuper plus de la moitié d'une page pour prétendument éclairer ce que Mme de Lafayette dit avec une clarté parfaite en quelques lignes. Mais Georges Molinié est persuadé que son schéma fait vraiment apparaître un fait très remarquable qui, sans lui, serait resté inaperçu : « On constate, écrit-il, que [...] chaque actant inférieur E se trouve systématiquement actant R au niveau immédiatement supérieur ». Il croit manifestement avoir fait là une grande découverte. Or qu'a-t-il découvert ? Tout simplement que, lorsqu'une information passe de bouche en bouche, à chaque nouvelle étape de la circulation de l'information, celui qui la transmet maintenant à un autre, l'avait lui-même reçue d'un autre à l'étape précédente. Le faire remarquer est aussi utile que, lorsqu'on dîne avec d'autres personnes, de faire remarquer, en n'oubliant surtout pas de dessiner sur la nappe un schéma actantiel pour être plus sûr d'être bien compris, que chacun des convives se trouve « systématiquement » à la droite de son voisin de gauche et à la gauche de son voisin de droite.
     Selon Georges Molinié, « L'intérêt de l'analyse actantielle est de faire apparaître clairement l'extrême complexité de la structure énonciative du texte : on rend ainsi parfaitement compte du sentiment fort d'épaisseur de littérarité qui émane de ce passage ». Un tel propos relève du bluff le plus grossier. Georges Molinié, à son habitude, ne fait que lâcher du jargon (« structure énonciative ») et jeter de la poudre aux yeux en parlant d'« extrême complexité » et d'« épaisseur de littérarité », comme il le fait encore quelques lignes plus loin en parlant d'une « étonnante pyramide énonciative ». Cette « extrême complexité », cette « épaisseur de littérarité », cette « étonnante pyramide énonciative » n'existent que dans son imagination. Il n'y a dans ce passage aucune « épaisseur de littérarité » : contrairement à Georges Molinié, Mme de Lafayette s'exprime de la manière la plus simple, la plus rapide et la plus transparente possible. Il n'y a rien de vraiment complexe, rien d'étonnant du tout : partout, tous les jours, il arrive qu'une information parvienne aux oreilles de quelqu'un après avoir passé par un certain nombre de bouches. Georges Molinié parle pour terminer de « l'effet si saisissant produit par la page » Il n'y a aucun « effet » véritable et encore moins « saisissant ». D'ailleurs il n'y a jamais d' « effet saisissant » dans la Princesse de Clèves, il n'y a même jamais vraiment d' « effet ». Il suffit d'avoir lu une fois le roman pour se convaincre que la recherche de « l'effet » n'est certainement pas le péché mignon de Mme de Lafayette.
     Ce qu'il y a à dire, en fait, sur l'indiscrétion de M. de Nemours et la façon dont Mme de Clèves en est informée, ne relève pas de l'analyse stylistique et est assez évident pour qui sait lire un texte. Mais Georges Molinié ne chercherait pas dans les textes ce qui ne s'y trouve pas, s'il était capable de voir ce qui s'y trouve. Qu'en est-il vraiment ? Mme de Lafayette a besoin de l'indiscrétion de M. de Nemours d'abord pour accroître la tension qui règne entre M. et Mme de Clèves depuis la scène de l'aveu, ensuite et surtout pour amener Mme de Clèves à se dire que, s'il parvenait à ses fins, M. de Nemours redeviendrait assez vite l'homme à bonnes fortunes qu'il était avant de la connaître. Mais Mme de Lafayette ne veut pas que M. de Nemours renonce tout d'un coup et complètement à l'extrême discrétion qui a été la sienne depuis qu'il a rencontré Mme de Clèves. Elle limite même le plus possible l'indiscrétion de M. de Nemours qui ne dit pas que l'histoire le concerne et ne donne aucun nom. Pour la même raison, Mme de Lafayette veut aussi que Mme de Clèves n'apprenne cette indiscrétion que par accident, sans que M. de Nemours l'ait voulu ni même prévu. Mais, tout compte fait, la voie par laquelle elle l'apprend est relativement simple, pour ne pas dire qu'elle pourrait difficilement être plus simple. M. de Nemours qui a besoin de se confier, mais ne veut aucunement ébruiter l'affaire, ne parle qu'au vidame de Chartres, son ami intime. C'est tout naturellement par la reine dauphine, par qui elle est toujours informée de toutes les nouvelles de la cour, que Mme de Clèves apprend cette indiscrétion. Entre le vidame de Chartres et la reine dauphine, le chaînon intermédiaire va être tout naturellement Mme de Martigues, qui est à la fois la maîtresse du vidame et une des intimes de la reine dauphine. Mais, bien sûr, si l'on veut impressionner les jobards, il vaut mieux faire semblant d'avoir découvert une « étonnante pyramide énonciative ».
     Un tel exemple, mais encore une fois avec Georges Molinié on n'a que l'embarras du choix, est particulièrement propre à faire ressortir non seulement l'imposture de la nouvelle stylistique, mais aussi les raisons de son succès [39] . Elle constitue, en effet, pour tous ceux qui n'ont pas de sens littéraire et qui veulent à tout prix écrire sur la littérature, un instrument irremplaçable. Ils s'en servent pour dire en deux pages une banalité qu'on pourrait dire en deux lignes; ils s'en servent pour avoir l'air de dire quelque chose de tout nouveau ou de très subtil quand ils ne font qu'enfoncer des portes ouvertes ou répéter ce qui s'est toujours dit; ils s'en servent pour cacher qu'ils n'ont rien à dire, ou du moins rien qui vaille la peine d'être dit ; ils s'en servent, non pas pour aller plus loin dans l'analyse d'un texte, mais pour masquer le fait qu'ils sont incapables de l'analyser; ils s'en servent non pas pour éclairer un texte, mais pour cacher qu'ils ne l'ont pas vraiment compris. Concluons donc que la nouvelle stylistique n'est pas seulement stérile en ce qu'elle n'apporte rien à l'intelligence des textes littéraires ; elle est aussi stérilisante dans la mesure où elle conduit, au contraire, à éluder toute analyse véritable et fournit les moyens de le faire, tout en ayant l'air, du moins aux yeux des gogos, d'aller beaucoup plus loin qu'on ne l'avait encore jamais fait.
     Mais ses méfaits ne s'arrêtent pas là. En même temps qu'elle devrait permettre aux étudiants de mieux apprécier le style des grands auteurs, la stylistique devrait leur permettre aussi d'améliorer leur propre style. Et là encore la nouvelle stylistique fait tout le contraire : au lieu d'apprendre aux étudiants à s'exprimer dans un français clair, correct et élégant, elle leur apprend à parler et à écrire une langue d'une lourdeur et d'une laideur effroyables et propage quantité de maladresses d'expression, d'impropriétés et d'incorrections. Et, de ce point de vue aussi, Georges Molinié apparaît comme le maître incontestable de la nouvelle stylistique.
     Depuis longtemps déjà il se gargarise à longueur de pages d'un galimatias exécrable, il se grise d'un jargon indigeste, grotesque et détestable [40] . Mais, si précocement doué qu'il ait été, il n'est pas parvenu tout de suite à la pleine maîtrise de son charabia. Au début, il lui arrivait d'avoir des hésitations ou des scrupules : on sentait son jargon encore craintif; il n'usait que d'un galimatias timoré, dont il pensait devoir s'excuser de temps à autre, comme en témoigne, par exemple, cette réticence : « on se porterait sur le tissu textuel en acte, si l'on ose ainsi s'exprimer » (I, 28). Mais, sentant bien vite qu'il avait trouvé sa voie, il n'a guère tardé à oser de plus en plus. Son jargon est devenu tous les jours plus arrogant et plus agressif. Il manie maintenant le galimatias en vrai Matamore, terrorisant ses lecteurs, pardon son « lectorat », en brandissant des vocables toujours plus barbares et en soulevant des phrases toujours plus pesantes, et de plus en plus hérissées d'impropriétés et d'incorrections. Pour résumer l'évolution de son style, il semble s'être fixé pour but de faire toujours plus long, toujours plus lourd, toujours plus laid, et, pour couronner le tout, toujours plus incorrect.
     Malheureusement, je dois de nouveau me limiter à un tout petit nombre d'exemples quand je pourrais en déverser des tombereaux. En matière de vocabulaire, sa prédilection va aux mots les plus longs et les plus pénibles à prononcer. Il raffole du mot littérarité dont il se gargarise (c'est le cas de le dire, car le mot racle la gorge) continuellement, et avec lui de typicalité, applicabilité, acceptabilité, indécidabilité, interprétabilité, performativité, significativité, non-informativité.... sans oublier désidérabilité, et comme si ce mot n'était pas assez long et pas assez malaisé à prononcer, il lui adjoint parfois un suffixe, en parlant de cette désidérabilité-là. Que dire des superlativisation, puissanciel, puissanciellement, conversationnel, conversationnellement ? Que dire des narrativiser, narrativisation, fictionnaliser, fictionnalisation, défictionnaliser, défictionnalisation, intrafictionnel, intrafictionnellement ? Que dire des artistiser, artistisable, artistisation ? Que dire des caractérisème, descriptivème, sous-descriptivème... et de tant d'autres mots de la même farine, si ce n'est qu'on a affaire à d'affreux calamitosèmes, de vrais catastrophèmes, de véritables cacographèmes ? À l'évidence Georges Molinié n'a pas d'oreille. On me dira que ce n'est pas de sa faute. Sans doute, mais quand on n'a pas de goût, on ne se fait pas cuisinier, et quand on n'a pas d'oreille, on ne fait pas de la stylistique.
     Mais l'horrible lourdeur, l'effroyable laideur du style, pardon du « comportement langagier », de Georges Molinié, ne tiennent pas seulement au vocabulaire ; elles tiennent aussi à la syntaxe, pardon à « l'organisation phrastique ». Malheureusement, il est encore beaucoup plus difficile d'en donner brièvement une idée suffisante. Je ne puis citer, presque au hasard, que quelques bribes de charabia, quelques lambeaux d'un « tissu textuel » véritablement hideux, comme celui-ci : « Et c'est sans doute par ce cheminement de la valeur de suranné ressenti à l'égard de cet univers de culture et d'écriture que [...] » (III, 154) ; ou celui-ci : « dans tous les cas, déception dans l'attente d'usage par abrupt dans le processus d'actualisation » (V, 183) ; ou cet autre : « Position facile, et certainement pratiquement tenable pour les travaux du premier cycle » (V, 189) ; ou encore celui-ci : « Le dernier vers de la scène 1 est surabondant de marques d'allocution au personnage concrètement interlocuteur » (III, 112) ; ou cette définition : « est illocutoire une production de paroles à visée d'instauration d'une situation mondaine, et perlocutoire celle qui réalise effectivement, par sa manifestation verbale même, une transformation dans le réel extra-linguistique » (II, 82); ou encore celle-ci : « le stylème est appréhendé comme un caractérisème de littérarité, c'est-à-dire comme une détermination langagière fondamentalement non informative (même fictionnellement) dans le fonctionnement textuel » (II, 105). Georges Molinié ose commenter le vers de Phèdre : Je le vois, je lui parle, et mon cœur... Je m'égare, en disant que « le caractérisème du style passionné est tout entier dans la construction-déconstruction de son acte de parole par la locutrice mise en scène » (V, 133). Comment ne se rend-il pas compte que, pour parler d'un vers à la fois si beau et si simple, un style aussi pesant, aussi inélégant et d'une cuistrerie aussi gratuite, est d'une incongruité qui atteint au grotesque ? Si Verlaine avait lu Georges Molinié, au lieu de conseiller à l'apprenti-poète de ne point choisir ses mots « sans quelque méprise », il l'aurait invité à s'efforcer de mettre en œuvre « des modifications lexicales porteuses de la quantité différentielle à valeur stylistique » (II, 17). Mais, au lieu d'être sacré prince des poètes, sans doute aurait-il été sacré roi des cuistres !
     Jugeant sans doute aujourd'hui que la syntaxe est réactionnaire, voire fasciste, Georges Molinié tend de plus en plus à mettre les noms et les adjectifs simplement bout à bout, comme dans cette phrase : « On peut donc se livrer à un deuxième ratissage de la page, en quête de marques langagières se constituant peu à peu, par accumulation-augmentation-imbrication, à l'intérieur et au cours du tissu textuel concret en question. » (V, 191-192) ; ou celle-ci : « Si on accepte de ce passage une analyse proprement pragmatique, on y verra l'arrivée enthousiaste vers un contre-monde, un anti-monde, selon une condensation-expansion spasmodique totalement érotique. » [41] Je me suis assagi avec l'âge, et c'est heureux, car, il y a une dizaine d'années, je n'aurais certainement pas résisté à la tentation de dire qu'on trouve dans les écrits de Georges Molinié « une accumulation-addition-concentration-profusion de cuistrerie recuite et de connerie récurrente véritablement unique ». Mais la courtoisie veut qu'on ne dise pas toujours tout ce qu'on pense, et j'espère sans trop y croire, car je connais la nature humaine, que Georges Molinié m'en saura gré [42].
      Ce que je puis dire, en revanche, c'est que la langue de Molinié ne ressemble guère à celle de Molière [43] , ou plutôt qu'elle ressemble à celle que Molière aurait fait parler à des personnages comme Vadius et Trissotin, ou que Rabelais aurait fait parler à son écolier limousin, s'ils avaient vécu à notre époque. Mais, ce qui est peut-être encore plus surprenant de la part de l'ancien directeur de l'U.F.R. de Langue française de l'Université de Paris-Sorbonne, le français qu'il écrit n'est pas seulement le plus laid que je connaisse : bien souvent ce n'est plus du français.
     Ne parlons pas des maladresses d'expression : il n'y a pratiquement pas une seule phrase qui n'en renferme une ou plusieurs. Parlons seulement des impropriétés et des incorrections caractérisées : il y en a à toutes les pages et souvent plusieurs. Je ne puis donc en donner ici qu'un très rapide aperçu. Passons sur le fait, pourtant bien étrange, qu'un professeur à la Sorbonne reprenne à son compte la plupart des impropriétés qu'on entend quotidiennement à la télévision, en employant par exemple le verbe générerC'est ce point qui a généré d'assez graves malentendus », V, 202) ou le verbe initierLa phrase même initiée par cet adverbe [...] », V, 43) d'une manière tout à fait abusive, ou en disant qu'« il se produit, chaque fois un plus » (II, 84), ou en parlant de la stylistique comme d'« une discipline porteuse » (II, 3).
     Mais Georges Molinié commet encore beaucoup plus d'impropriétés et d'incorrections que les journalistes de la télévision. Ici encore, on devra se contenter de quelques échantillons, tels que celui ci : « l'arrivée du vers 5 » ; ou celui-ci (V, 139) : « la considération des études conversationnelles entraîne à chercher à savoir s'il existe des régularités dans la gestion des conversations » (V, 10), où l'on voit, mais ce n'est pas le seul cas, que Georges Molinié emploie entraîner à dans le sens de « inciter à » ; ou cet autre : « le procédé qui consiste à remettre sur autrui la cause de telle ou telle situation » (III, 143), où il emploie remettre sur au sens de « imputer à » ; ou encore celui-ci : « le monologue entier de Phèdre peut être considéré comme une déprécation, dans la mesure où il est contigu aux propos que Phèdre adressait dans la scène précédente à Œnone » (III, 112). Georges Molinié semble ignorer que, si des maisons, des terres, des jardins, des propriétés peuvent être contigus à d'autres, un monologue ne saurait être contigu à des propos. Citons enfin cette phrase, sur la quatrième de couverture de La Stylistique (Collection Premier Cycle), qui présente ce manuel comme « un guide pratique et méthodique pour entrer et progresser dans la discipline, par des parcours construisibles à volonté et en fonction des diverses manières de questions ». Georges Molinié ne sait pas, apparemment, qu'il y a des sortes de questions et des manières de questionner, mais qu'il n'y a pas plus de « manières de questions » qu'il n'y a de « sortes de questionner ». Et, là encore, il s'agit d'une impropriété qui n'est nullement isolée.
     On aura compris que Georges Molinié ignore ou veut ignorer les règles et les usages les mieux établis. Est-il besoin de dire qu'il ne craint d'employer à la forme pronominale des verbes qui ne l'admettent pas, écrivant ainsi que « le foisonnement actuel dans les sciences humaines [...] va en s'abondant depuis quelques années » (IV, 1) ? Est-il besoin de dire qu'il ne craint pas de construire avec une proposition complétive des verbes transitifs qui ne sauraient avoir pour complément qu'un nom, en disant, par exemple : « on est conduit à interpréter que Nicomède s'arrête » (III, 61), ou bien : « seul, l'ensemble du propos fait interpréter correctement qu'il y a figure » (III, 276) ? Est-il besoin de dire qu'il ne craint pas de construire avec une proposition complétive des substantifs qui ne sauraient gouverner qu'un complément de nom, en écrivant, par exemple, cette monstruosité : « il convient d'associer à la considération, méthodologique, que la façon dont une discipline construit ses objets décide de l'interprétation qu'elle en tirera, la considération, épistémologique, qu'il y a distance, différence, entre l'objet et le concept, entre les formes empiriques et les constructions épistémiques » (IV, 2) ? Est-il besoin de dire que, de plus en plus fréquemment, il ne fait plus ou ne veut plus faire la distinction entre les verbes transitifs et les verbes intransitifs parlant notamment d' « une œuvre non jouie à réception » [44] . Cet exemple montre d'ailleurs qu'à l'occasion il supprime aussi allégrement des articles indispensables, comme les journalistes de la météo qui ne sauraient dire que « côté températures ». Et, bien entendu, il fait souvent fi de l'ordre normal des mots, mettant parfois l'adjectif avant le substantif sans la moindre raison, comme dans cet exemple : « Soit le suivant extrait, si célèbre, de Rigodon » (V, 97), ou, beaucoup plus souvent, car c'est devenu chez lui un véritable tic, le verbe en tête de la phrase, comme dans cette phrase par ailleurs assez surréaliste : « S'opère ici la mise en acte d'une affinité aussi satinée que la voûte du ciel étoilé » [45] . Il pense sans doute que c'est là un procédé particulièrement efficace « pour la montée du discours en régime de littérarité » (V, 2O2), pour employer un genre de métaphores dont il raffole et qui semble indiquer que sa vraie vocation était de vendre des automobiles. Ne pouvant malheureusement multiplier les exemples, je citerai seulement pour terminer la phrase suivante, qui me paraît bien propre à montrer jusqu'où peut descendre dans le charabia l'ancien directeur de l'U.F.R. de Langue française à l'Université de Paris-Sorbonne : « car, justement, c'est plus il avance que le texte devient plus nettement lyrique » (V, 177). On reste sans voix.
     Je le sais bien, tous les stylisticiens actuels n'écrivent pas un galimatias aussi calamiteux que Georges Molinié et je pense même, non seulement qu'il n'a point de rival, mais qu'en comparaison du sien, le style des plus détestables cacographes pourrait passer pour un modèle de clarté et d'élégance. Il n'empêche qu'on retrouve chez tous, à des degrés très divers, les défauts qu'on relève chez lui. Or la première chose que l'on devrait demander à des stylisticiens, c'est, me semble-t-il, sinon d'avoir vraiment du style, du moins de s'exprimer avec une certaine élégance. On est très loin du compte. Et c'est bien fâcheux, car comment des gens qui ne savent pas reconnaître les maladresses, les déficiences, voire la laideur de leur propre style, peuvent-ils prétendre juger et rendre compte de la force, de l'efficacité et de la beauté de celui des autres ? L'idée que le plus important dans une œuvre, c'est ce que l'auteur nous dit sans le savoir, fait certainement partie des stupidités les plus rebattues, des sottises les plus ressassées, des sornettes les plus « récurrentes » que la nouvelle critique a répandues. Il n'en est pas moins vrai que certains auteurs nous disent sans le savoir des choses qui sont, en effet, très importantes, du moins quant à l'usage que l'on peut faire de leurs œuvres : elles nous apprennent tout de suite qu'on peut se dispenser de les lire Ainsi, ce que Georges Molinié nous dit continuellement, sans le savoir, dans tous ses ouvrages, à toutes les pages et dans chacune de ses phrases, c'est qu'il n'est vraiment pas fait pour s'occuper de littérature, qu'il ne sait pas, qu'il n'a jamais su et qu'il ne saura jamais, ce que peut être le style. Et je crains fort qu'il n'en soit de même, même si c'est moins flagrant, de beaucoup des stylisticiens actuels.
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[1][Retour]
Ce texte reprend, avec quelques additions, un article que m'avait demandé la revue Lettres actuelles pour un numéro sur l'enseignement du français qui devait paraître en octobre 1997. Malheureusement ce numéro n'est jamais paru et la revue a disparu. Mais M. Michel Déon a bien voulu transmettre l'article à la revue L'Atelier du roman qui en a publié une version abrégée et légèrement édulcorée sous le titre « De la nouvelle stylistique » (n° 27, septembre 2001, p. 72-83). Le titre originel, que je reprends ici, rappelait, bien sûr, le pamphlet de Raymond Picard, Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, (Collection Libertés, J.J. Pauvert, 1965). J'avais voulu, au moment où, partant à la retraite, je quittais la Sorbonne, rendre ainsi hommage à un homme qui, avec René Pomeau, avait beaucoup contribué à m'y faire venir et qui détestait autant que moi le jargon, le snobisme et la fausse science.
[2][Retour]
Pour renvoyer aux ouvrages de Georges Molinié, j'utiliserai les abréviations suivantes : I = Éléments de stylistique française, P.U.F.,1986 ; II = La Stylistique (collection « Que sais-je ? »), P.U.F., 1989 ; III = Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de Poche, 1992 ; IV = Georges Molinié et Alain Viala, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de la réception, P.U.F., 1993 ; V = La Stylistique (collection premier cycle), P.U.F., 1993.
[3][Retour]
À vrai dire, quand on lit le dernier livre de Georges Molinié (Sémiostylistique. L'effet de l'art, P.U.F. 1998), il me semble difficile de ne pas se demander s'il est vraiment fou. N'importe quelle page pourrait, me semble-t-il, justifier cette conclusion, mais je citerai seulement les deux derniers paragraphes : « Ni art, ni non-art; ni mort, ni non-mort; et même rétrospectivement. À travers les limites effondrées, sous les ordures de la culture au mieux suicidée, le sémiotisable se réduit à la peau, du corps survivant. Le doxique seul, également, oriente la surface sociale sous laquelle il n'y a rien : une voix commune, sans visage et sans nom, mais qui émeut comme trace obscure, comme parole tue, comme geste amputé, comme vie tuée - qui émeut le corps endeuillé de toute raison, nu de tout ordre.
« Même plus d'anti-destin ; mimèsis radicale : simulacre souverain - de rien. Sade, récapitulation à l'apogée du baroque européen, figurant dans l'abstraction le cœur pulsionnel de l'art en effet, subit lui aussi le renversement de l'historicité. Désormais, l'intermittence et l'indifférencié marquent corporellement, physiquement toute sensation possible de quelque corps esthétique que ce soit, dans un continuum de praxis sociale fondamentalement rhétorique, vidé des prétentions de l'esprit, et qui, sous la non-lumière du tohu-bohu, s'épuise dans une caresse d'où seule, du déclassement, s'érige une dignité
» (p. 277-278). Après avoir lu ce livre, j'ai dû m'avouer que j'avais jusqu'ici méconnu Georges Molinié : je ne voyais en lui qu'un grotesque de notre temps, mais je dois maintenant admettre qu'il a vraiment l'envergure d'un grotesque de tous les temps et mérite bien, plus encore qu'un Roland Barthes, de passer, en tant que tel, à la postérité.
[4][Retour]
S.E.D.E.S., 1973
[5][Retour]
S.E.D.E.S., 1974
[6][Retour]
Collection U 2, A. Colin, 1974
[7][Retour]
Pourquoi, si ce n'est bien sûr, pour faire plus savant, employer, par exemple, « aposiopèse » quand on peut employer réticence ? Certes, dans son Dictionnaire de rhétorique, Georges Molinié prétend bien établir une distinction entre ces deux figures, la seconde étant, selon lui, une variété de la première. Mais ce qu'il nous dit ne permet aucunement de la percevoir.
[8][Retour]
Dans mes Explications Littéraires, 1re série, S.E.D.E.S., 1990, p.103-104.
[9][Retour]
P.U.F., 1961
[10][Retour]
S.E.D.E.S., 1987.
[11][Retour]
Beaucoup d'étudiants raffolent des champs lexicaux, surtout ceux qui auraient mieux fait de ne pas s'orienter vers des études de lettres. J'ai souvent trouvé des copies de commentaires composés qui commençaient par la phrase suivante : « Dans ce texte, les champs lexicaux abondent ». Manifestement, les auteurs de ces copies ne se sentaient pas de joie parce qu'ils se disaient qu'à condition d'écrire un peu gros, leur commentaire était pratiquement déjà fait : ils avaient d'emblée de quoi noircir suffisamment de papier pour pouvoir rendre une copie avant d'avoir eu à se donner la peine de chercher à savoir si le texte avait un sens et lequel.
[12][Retour]
Initiation à la stylistique, Ellipses, 1999, p. 80.
[13][Retour]
L'intérêt d'une telle formulation apparaîtra mieux si on l'applique par exemple à la quadruple exclamation (« L'azur ! l'azur ! l'azur ! l'azur ! ») sur laquelle s'achève le poème « L'Azur » de Mallarmé, ce qui donne : Sa + Sa + Sa + Sa > Sé. Mais on peut trouver des applications encore beaucoup plus intéressantes et notamment, dans la scène 4 de La Cantatrice chauve avec cet échange de répliques entre M. Smith, Mme Smith et M. Martin : « Kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes - Quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade - Quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades », ce qui donne pour la première réplique :
                          Sa+Sa+Sa+Sa+Sa+Sa+Sa+Sa+Sa+Sa>Sé
pour la deuxième :
                          Sa+Sa+Sa+Sa+Sa+Sa+Sa+Sa+Sa >Sé
et pour la troisième :
                          Sa+Sa+Sa+Sa+Sa+Sa+Sa+Sa >Sé.
[14][Retour]
Pour apprécier à sa juste mesure tout le grotesque de cette formule, il faut la replacer dans son contexte. Georges Molinié, évoquant la discussion entre Armande et Henriette au début des Femmes savantes écrit : « L'une des sœurs, à la seule phonation du signifiant "mariage" ne voit défiler qu'une image [...] sale » (« Sémiotique du corps au XVIIe siècle », in « Diversité c'est ma devise », Mélanges Jürgen Grimm, Biblio 17, 1994, p. 354). Il faut être totalement inconscient pour s'exprimer avec une cuistrerie aussi grotesque à propos d'une pièce où notre plus grand auteur comique tourne en dérision l'affectation et le pédantisme. On pourrait s'étonner aussi, mais cette incongruité semblera en comparaison tout à fait bénigne, que Georges Molinié parle de « l'une des sœurs ». Il semble ne plus savoir si c'est Armande ou Henriette qui tient le propos auquel il fait allusion. Or quiconque connaît un peu Les Femmes savantes sait qu'il est et ne peut être tenu que par Armande.
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Première édition, Editions sociales, 1974 ; nouvelle édition en trois volumes, Belin, 1996. C'est à cette dernière édition que je me réfère. La quatrième de couverture nous avertit qu'il s'agit d'une « œuvre désormais classique ». Et, de fait, ce livre est sans cesse recommandé comme un livre essentiel dans toutes les bibliographies destinées aux étudiants. Il ne saurait pourtant rien leur apprendre, si ce n'est à jargonner, à construire des schémas aussi compliqués qu'inutiles et à énoncer sentencieusement des évidences. Mais, si les lapalissades dominent largement, on trouve aussi quelques erreurs, relativement mineures mais qui portent sur des pièces très célèbres qu'un professeur d'Université devrait connaître parfaitement, ainsi qu'un certain nombre d'interprétations fautives, voire tout à fait ineptes. Quant au style, on pourra déjà se faire une idée de sa maladresse et de sa lourdeur par les quelques citations que j'ai faites. Mais, pour qu'on puisse mieux juger de ce que peut faire Mme Ubersfeld dans ce domaine, je citerai encore ce petit échantillon, mais combien « parlant » ! de jargon : « Le corps du comédien, sa présence physique [...] ont construit, nous l'avons vu, un personnage scénique. C'est lui qui est le parlant du discours » (tome II, p. 161), et cette véritable perle : « Si l'on peut lire Racine comme un roman, l'intelligibilité du texte racinien ne s'en porte pas bien » (tome I, p. 17).
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Op. cit., tome I, p. 94.
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Ibid., p. 109.
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Comme Anne Ubersfeld qu'elle ne manque pas de citer dans sa bibliographie, Claire Stolz ne craint pas d'enfoncer les mêmes portes ouvertes. Pour nous montrer comment « la complexité énonciative du théâtre peut être représentée en termes de stylistique actantielle, l'énonciateur du texte étant l'instance responsable à la fois des paroles des personnages et des didascalies » (op. cit., p. 82), elle nous propose un schéma compliqué que je ne puis hélas ! reproduire. Que nous dit ce beau schéma ? Il nous dit que, si un personnage X dit telle chose à un personnage Y, c'est parce que l'acteur qui joue le personnage X dit cette chose à l'acteur qui joue le personnage Y, et s'il lui dit cette chose, c'est parce que l'auteur l'a voulu, et s'il l'a voulu, c'est parce qu'il voulait la faire entendre au public. Il nous dit aussi que, non content de décider de tout ce que doivent dire les acteurs, l'auteur donne aussi des instructions pour la mise en scène grâce aux didascalies. On voit que, comme Anne Ubersfeld, Claire Stolz nous mène de découverte en découverte.
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P. 192 : « La réplique "Prends un siège Cinna" a aussi pour caractéristique d'ordonner la présence d'un siège sur l'aire de jeu. En outre la même phrase, à l'intérieur du texte écrit par Corneille fait commandement au comédien de la dire. [...] Ainsi le texte de théâtre est modalisé a) comme impératif à l'usage des praticiens de la scène : faites ou dites ceci ou cela ; mettez une chaise, une table, un rideau, dites telle phrase ; b) comme impératif à l'usage du public : voyez, entendez (et/ou imaginez) ce que j'ai ordonné aux praticiens de vous montrer (imposer, proposer). Le statut du texte théâtral est exactement celui d'une partition, d'un livret, d'une chorégraphie, conduisant à la construction d'un système de signes par l'intermédiaire de médiateurs : a) le comédien, créateur-distributeur de signes linguistiques, phoniques ; b) le metteur en scène décorateur, scénographe, comédiens, etc.). Le discours tenu par le texte théâtral a donc un caractère particulier : il possède une force illocutionnaire ou illocutoire : il apparaît un acte de parole supposant et créant ses propres conditions d'énonciation, analogue sur ce point à un manuel d'infanterie ou à un missel. La parole théâtrale est classiquement développée comme suit : X (auteur) dit que Y (personnage); dit que (énoncé) ; une formulation bien plus juste serait : X (auteur) ordonne à Y (comédien) de dire que (énoncé), et X (auteur) ordonne à Z (metteur en scène) de faire que (énoncé didascalique) [ex. : qu'une chaise soit sur scène]. »
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Op. cit., p. 194.
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Op. cit., p. 164.
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Sur l'exposition et les problèmes qu'elle pose au dramaturge, on trouvera un excellent exposé dans le livre de Jacques Schérer, La Dramaturgie classique en France, Nizet, 1962, p. 51-61. J'ai traité moi-même cette question, ayant étudié, avec beaucoup plus d'attention que Mme Ubersfeld n'en a jamais portée à aucun texte, les premiers vers du Tartuffe (voir Études sur Le Tartuffe, SEDES, 1994, p. 19-76), de Britannicus (voir Études sur Britannicus, SEDES, 1995, p. 21-53) et de Phèdre (voir « L'aveu d'Hippolyte à Théramène : remarques sur l'exposition de Phèdre », dans Francographies : Actes du quatrième Colloque « Création et Réalité d'expression française », New York, 1999, tome I, p. 29-45).
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Dunod, 1994.
[24][Retour]
Les Caractères, « Des Ouvrages de l'esprit », 51.
[25][Retour]
Poétique, édit. de J. Hardy, Collection des Universités de France, Les Belles-Lettres, 1977, p. 38. Le chapitre 6 souligne fortement l'idée que les caractères doivent être subordonnés à l'action.
[26][Retour]
« Note sur le théâtre », in Théâtre, tome II, Gallimard, 1944, p. 208
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C'est, bien sûr, ce que prétend aussi Mme Ubersfeld qui écrit : « L'intérêt de l'analyse actantielle est d'échapper au danger de "psychologiser" les actants et leurs rapports (d'hypostasier les "personnages" en "personnes") ; mais surtout on est contraint de voir dans le système actantiel un ensemble dont tous les éléments sont interdépendants, et dont aucun n'est isolable » (Op. cit., p. 59) On le voit, Mme Ubersfeld s'en prend, elle aussi, au « psychologisme ». Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, et je compte y revenir ailleurs. Car, s'il est sans doute vrai, que, pendant longtemps, beaucoup de critiques qui consacraient de longs développements aux « caractères » des principaux personnages, accordaient malheureusement bien peu d'attention à la construction et à la progression de l'action dramatique, ceux qui se gaussent le plus volontiers du « psychologisme » se montrent généralement tout autant incapables de le faire, si ce n'est plus. Sans parler, bien sûr, des livres de Lucien Goldmann et de Roland Barthes, les derniers ouvrages parus sur Racine sont, de ce point de vue, et pas seulement de ce point de vue d'ailleurs, singulièrement décevants.
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Voir Op. cit, ch. 8, p. 41.
[29][Retour]
Op. cit, p. 35.
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Op. cit. p. 53.
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M. Viala est une des éminences grises du ministère de l'Éducation nationale. Président du « Groupe technique disciplinaire lettres » (G.T.D), il est l'un des principaux artisans de la politique démagogique, imbécile et criminelle, menée depuis des années pour saborder l'enseignement de la littérature dans les lycées (voir sur ce sujet l'excellent article d'Antoine Compagnon, « Après la littérature », Le Débat, n° 110, mai-août 2000, p. 136-154). M. Viala, on ne s'en étonnera pas, est un ami et un complice (voir le livre qu'ils ont écrit ensemble) de Georges Molinié.
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Petits classiques Larousse, 1998, p. 164-165.
[33][Retour]
Op. cit., tome I, p. 95.
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C'est aussi l'avis de Michel Leroux qui, à propos des schémas narratifs, des schémas actantiels et des autres prétendus « outils » que nous propose la « méthode lecturique », écrit ceci : « Quel profit tirer de l'usage de telles grilles [...] ? Pas le moindre, à mon sens, sinon la contemplation hébétée de vertigineuses tautologies. À moins que ces approches, prétendues objectives, ne révèlent plaisamment la subjectivité même de ceux qui projettent sur les textes leur absence totale d'imagination. À moins encore qu'une telle opération ne montre, sans laisser aucun doute, ce que la littérature n'est pas ; car la littérature précisément commence quand les schémas sont débordés » (« De l'élève à "l'apprenant" ». Sur l'enseignement du français au lycée, Commentaire, n° 87, automne 1999, p. 647). On ne saurait trop recommander la lecture de ce remarquable article.
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Op. cit., p. 47.
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Dans sa Stylistique de la prose, Belin, 1993, p. 40-42.
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Il est pour le moins étrange de choisir, pour expliquer ce qu'est une hypallage, une citation dont on n'est soi-même pas sûr qu'elle en contienne une. Malheureusement, ce n'est pas une exception, et on pourrait trouver dans le Dictionnaire de rhétorique de Georges Molinié bien d'autres citations incongrues où l'on cherche en vain la figure de style dont elles sont censées être l'illustration. Je renvoie notamment le lecteur à l'article « hypocorisme » illustré par une phrase des caractères de la Bruyère (la dernière) qui ne relève en rien de cette figure de style et dont le commentaire qu'en donne Georges Molinié prouve clairement qu'il ne l'a pas comprise.
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Il y aurait, on l'aura deviné, beaucoup à dire sur cette prétendue « étude ». Je signale seulement, en laissant au lecteur le soin de l'apprécier, cette suggestion : « on admettra qu'il est possible de lire aussi cette évocation des larmes de la fille, non seulement sous l'angle de la relation d'une érotique sadique de la part du partenaire masculin-poète, mais comme un fantasme de celui-ci interprétant les pleurs de son amie comme des manifestations physiques de son propre émoi » (IV, 143).
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Cet exemple ne permet hélas ! aucunement de donner une idée de l'extraordinaire degré de complication, parfaitement inutile, bien sûr, auquel peuvent atteindre les analyses actantielles de Georges Molinié. L'analyse actantielle de la phrase la plus simple peut, en effet, tenir plusieurs pages et il faudrait, pour la commenter et en faire ressortir toute l'ineptie, écrire pour le moins un long article. Pour que le lecteur puisse quand même se faire une petite idée de ce que cela peut donner, je citerai seulement le début d'une analyse consacrée à une phrase dont, à première vue, l'explication semblait particulièrement aisée. Cette phrase, tirée d'une nouvelle de Le Clézio, La grande vie, évoque deux jeunes filles qui boivent du champagne : « Elles aimaient bien tremper leur lèvre supérieure dans la coupe légère, et sentir le pétillement des bulles qui piquait à l'intérieur de leur bouche et leurs narines. » On pourrait croire que l'on n'a pas besoin d'explication, mais Georges Molinié va s'empresser de nous détromper : « L'environnement interdit une analyse selon la saisie 1 (S1), qui impliquerait ici un simple niveau I, difficile à concilier avec l'extrême focalisation introspective du narré : en revanche, cette saisie 1 (S1) serait parfaitement interprétative, avec un actant émetteur de type JE (récit à la première personne) : ce qui n'est matériellement pas le cas. Mais il ne faudra pas oublier ce sentiment (ou ce fantôme de sentiment) du lecteur. La saisie 2 (S2) est, paradoxalement, plus évidemment exclue encore : elle impliquerait une distanciation analytique très forte des héroïnes, bien difficile à admettre en l'occurrence, sans artifice de lecture assez violent. Et le modèle de la saisie 3 (S3) ? Elle permet - c'est sa finalité propre - toutes les intégrations-fusions imaginables, ce qui est effectivement exigé dans cette phrase. Mais justement, l'intégration-fusion semble ici excessive : trop lisse, trop belle, et, finalement, comme se donnant presque elle-même en objet de discours. A l'intérieur de cette fusion, s'instaure comme une distanciation qui souligne à tout le moins, la manipulation d'une instance émettrice par l'autre instance (celle du niveau inférieur) : la saisie 3 (S3) ne suffit plus. Il faut pouvoir rendre compte de la fusion actantielle du type de la saisie 3 (S3), de l'impression que le narrateur (actant émetteur de niveau I, quelle que soit la stratification interne du I) est d'une certaine façon partie prenante de l'histoire racontée, et aussi de l'extériorité stylisée qui marque ce narré; ce dernier trait peut se gloser en disant que l'objet du récit est alors qu'une histoire est racontée C'est tout ce mixte qu'il s'agit d'expliciter » (IV, 82-83). Georges Molinié nous propose alors un schéma actantiel très compliqué et consacre ensuite encore une page à le commenter, avant de conclure en ces termes : « notre projet n'a pas pour ambition illusoire l'exhaustivité épuisante du texte » (IV, 84).
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Pour être tout à fait juste, je dois pourtant reconnaître que le jargon de Molinié, atteint parfois, même si c'est bien sûr tout à fait involontairement, à une force comique qui égale, voire qui dépasse celle des meilleures trouvailles des précieux du XVIIe siècle. Ainsi, lorsque, à propos d'un mot dont le sens a fluctué, il parle de « sa navigation définitoire » (III, 139). Je pourrai citer bien d'autres perles, mais la plus extraordinaire, du moins parmi celles que je connais, car je suis très loin d'avoir lu tout ce que Molinié a écrit, se trouve sans doute dans la phrase suivante : « le sermon est tout entier un acte illocutoire - nous voici en pleine pragmatique - qui ne saurait se réduire, comme acte, à la seule manifestation obvie de toute extériorisation langagière, des remuements coordonnés des organes de la phonation » (« Sur un sermon de Bossuet. Pragmatique et sémiotique de l'énonciation », Revue de l'Institut Catholique de Paris, n° 22, avril-juin 1987, p. 8). Cathos et Magdelon auraient infiniment aimé ces « remuements coordonnés des organes de la phonation ».
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« Sémiostylistique de la Réception à propos de Dom Juan : de la séduction et du littéraire », in Champs du signe, n° 4, Presses Universitaires du Mirail, 1994, p. 180.
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On l'aura compris, j'ai ici de nouveau voulu aider Georges Molinié à préparer une réédition de son Dictionnaire de rhétorique, et lui fournir un exemple de prétérition, dont je crains malheureusement, car il est un peu complexe, qu'il ne puisse l'analyser correctement.
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J'espère que Georges Molinié appréciera cet exemple de « paronomase » et qu'il le retiendra, lui aussi, pour une éventuelle réédition de son Dictionnaire de rhétorique, où il pourrait avantageusement remplacer celui qu'il a choisi. Dans la même intention, je lui signale l'oxymore « hébétude exubérante » que j'avais forgé pour l'appliquer à Thomas Diafoirus (voir mes Explications littéraires, deuxième série, S.E.D.E.S, 1993, p. 60), mais qui me paraît très bien s'appliquer aussi à l'auteur de La sémiostylistique. L'effet de l'art.
[44][Retour]
Ibid., p. 182.
[45][Retour]
Ibid., p. 178.
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