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Barbarismes à la mode
« Démultiplier » : une mécanique en panne
Au ministère de la Laïcité et de l’Éclairage urbain, M. Soupe avait été
préposé, on le sait, à la réforme du langage administratif. Objectif : le
rendre encore plus conforme à l’idée que s’en font l’État et ses employés,
l’obscurcir autant que faire se peut, afin de bien pénétrer le citoyen de
son incompétence et, partant, de l’obligation de s’en remettre à eux. À
partir de 1981, soutenu par la faveur dont jouissaient dans les urnes les
bienfaiteurs de la Fonction publique, notre homme cessa de poser des
limites à sa créativité. Il se crut tout permis et, d’ailleurs, on lui permit
tout. Il lui arriva même de pervertir notre idiome par plaisir pur. Seuls,
le président de la République, lecteur éclairé de Chardonne, deux ou
trois académiciens et Léon Zitrone continuèrent de parler correctement
le français.
Ce bref rappel pour planter le décor. Ce qui va suivre se passa, sauf
erreur, aux alentours de 1990.
«
Je ne puis rester un instant sans penser », avait confié Napoléon à son
frère Joseph. Le cerveau de M. Soupe ne demeurait non plus jamais
inactif. Ce jour-là, dans son bureau aménagé au mieux de son agrément,
arrosant son philodendron, il songeait au rôle des préfixes. Un instinct
rarement pris en défaut lui chuchotait qu’il pouvait y avoir là matière à
maltraiter la langue. Cela, toutefois, demeurait très général et un peu
embrouillé.
Il était sur le point de reposer son petit arrosoir de cuivre non loin de
la cuvette où l’attendait le bain de pieds qui lui rafraîchirait l’esprit,
quand le téléphone sonna. Le chef de bureau l’avertissait de son
absence : « Je n’en ai pas pour longtemps. J’enclenche la surmultipliée ! »
Il raccrocha. M. Soupe eut un sursaut, accompagné d’un éclair :
« surmultipliée », comme l’épée d’Alexandre, avait tranché le noeud de
ses réflexions.
« Voyons, voyons, se dit-il. Hormis l’emploi arithmétique,
multiplier
dans la vie courante signifie “augmenter une quantité”. Le préfixe
sur-,
intensif, indique le renforcement de cette multiplication. Une vitesse
de rotation surmultipliée, en mécanique, est plus rapide que la vitesse
ordinairement transmise, grâce à un système d’engrenage différent. Si
Léonard de Vinci était à mes côtés, il expliquerait ça très bien. D’autre
part nous avons aussi le préfixe
dé-, séparatif ou privatif, qui forme en
principe l’antonyme d’un état ou d’une action : dé-faire, dés-espoir... »
D’où « démultiplier ».
Il vérifia
démultiplier dans plusieurs dictionnaires. Tous attribuaient
au verbe mêmes domaine et sens : « réduire (une vitesse) ».
Il se gratta le menton. Il venait de s’aviser que le même préfixe latin
pouvait jouer son rôle séparatif, non par retranchement mais par
extension ou extériorisation,
ambulare = « se promener »,
de-ambulare =
« se promener longtemps, plus loin » ; dé-plorer n’est pas le contraire
de pleurer, c’est s’affranchir du sentiment pour s’affliger par l’intellect
(extension). Cette bifurcation était peut-être de nature à troubler le
raisonnement. Ici le rusé fonctionnaire aperçut, confusément mêlé à
déployer, le parti à tirer de
dédoubler, qui signifie notamment « partager
en deux » (Littré), donc diminue la quantité initiale, mais produit
deux éléments à partir d’un seul. « Quiconque parle sans réfléchir,
conclut M. Soupe, associera “démultiplier” à “dédoubler”, et y verra la
multiplication d’une unité alors qu’il s’agit de sa division. »
Épuisé par son analyse, il alla quérir une bouteille de Tullamore Dew
qui, avec d’autres boissons, occupait une étagère du placard à dossiers.
Il en avala au goulot une copieuse lampée, poussa un soupir d’aise, se
reprit à penser : « Il faut miser sur l’ignorance de nos Jacquot
1. Il y a
quarante ans jamais je n’aurais osé... Mais au jour d’aujourd’hui, comme
ils disent... (il ricana méchamment), pourquoi me gêner ? »
Il s’octroya derechef une goulée irlandaise, s’assit devant la bassine, roula ses bas de pantalon, ôta souliers et chaussettes, plongea les pieds
dans l’eau tiède.
« Supposons, marmonnait-il, que Jacquot ne comprenne même plus
le fonctionnement des machines dont il est si fier, sa bagnole par
exemple. Déjà, dans la boîte de vitesses, il a oublié le nom français du
rapport qu’il appelle «
overdrive ». Parions en outre sur sa préférence
pour les termes compliqués, qui le font paraître savant. Lorsqu’il voudra
insister sur l’augmentation d’un nombre et, de surcroît, conférer à ses
propos une allure scientifique, pourquoi ne pas essayer de lui faire dire
le contraire ? Oh, oh, génial ! À contresens de
multiplier, voire de
surmultiplier, lui faire dire « démultiplier », autrement dit : “réduire” !
Après tout, n’ai-je pas réussi à lui fourrer dans la tête
implosion à la place
d’
explosion ? »
Un sourire sadique tordit ses lèvres. Toutes ces circulaires, contenant
le verbe fatal, qu’il allait adresser aux services de l’État, aux salles de
rédaction ! « Je vais démultiplier les moyens de répandre ce mot ! »,
s’écria-t-il, brandissant l’arrosoir. Son chef, qui rentrait avec une provision
de gaufrettes fourrées, entendit ses éclats de voix dans le couloir. Il se
demanda en anglais si M. Soupe, consumé par le burn-out, n’était pas
en train de devenir fou.
Michel Mourlet
1.
Jeune journaliste aux dents longues, en relation amicale et professionnelle avec
M. Soupe et déjà rencontré en sa compagnie.
Nouveaux mots interdits
Au siècle dernier, dans les milieux bourgeois, il existait des mots
interdits car trop familiers et même vulgaires, par exemple lorsqu’ils
faisaient allusion à certaines parties du corps humain.
Aujourd’hui, au début du XXI
e siècle, ces tabous sont passés de mode.
Mais de nouveaux tabous sont apparus : certains mots parmi les plus
courants de notre vocabulaire sont proscrits, d’abord dans les médias,
puis chez la majorité des Français qui se comportent de façon
moutonnière. Présentons-en quelques-uns.
En premier lieu, citons le mot
difficile, remplacé par
compliqué, qui est
mis à toutes les sauces par les illettrés, alors qu’il a un sens précis : «
qui
possède de nombreux éléments dont l’assemblage est difficile à comprendre,
complexe » d’après Le Robert. Donc une chose peut être très difficile sans
pour autant être compliquée. Par exemple, monter une côte rapidement
à pied ou à bicyclette est difficile, mais nullement compliqué ! D’où vient
donc cette focalisation sur le mot
compliqué ? Est-ce une allusion
involontaire à la complexification de notre monde actuel avec les
nouvelles technologies et la bureaucratisation de notre société ?
Un autre mot interdit, proche par le sens, est le mot
problème, remplacé
par
problématique. Visiblement, très peu de Français connaissent le sens
exact du substantif
problématique, qui est très précis et appartient d’abord
au domaine de la philosophie, puisqu’il s’agit, selon Le Robert, de «
l’art,
la science de poser les problèmes », de l’art du questionnement. Ainsi, c’est à
la fin de l’introduction d’une dissertation de français, de philosophie ou
d’histoire, que l’étudiant doit énoncer la
problématique, c’est-à-dire les
problèmes posés par la question à laquelle il doit répondre. La
problématique est donc «
un ensemble de problèmes dont les éléments sont liés »
(Le Robert). L’art de la problématique était théoriquement enseigné au
lycée jusqu’à une date récente ; j’en parle en connaissance de cause, ayant
été de longues années professeur d’histoire dans les classes terminales.
Dans la vie courante, l’emploi de ce substantif est donc très limité. Le
mot
problème convient au contraire à toutes les situations où l’on
rencontre des difficultés. Décidément, notre époque refuse d’évoquer
directement tout ce qui est difficile et tous les problèmes qui nous
assaillent aujourd’hui !
Le verbe
commencer est un autre mot interdit : on ne peut que
débuter !
Mais ces deux verbes ne peuvent être employés de façon équivalente
dans toutes les circonstances. En effet,
débuter est beaucoup plus restrictif :
il signifie seulement « faire ses débuts ». De plus, il est intransitif. Ainsi,
on ne peut débuter une carrière : on débute
dans une carrière. On ne
débute pas la vie, mais
dans la vie.
Un autre mot interdit est
voyage, remplacé par
périple, alors que ces
mots n’ont nullement le même sens. Un
périple est beaucoup plus
restrictif, car étymologiquement il s’agit selon Le Robert d’un «
voyage
d’exploration maritime autour d’une mer, d’un continent ». Périple inclut
donc une notion de voyage maritime circulaire. Cependant Le Robert
cite le sens courant « voyage », mais l’indique comme « critiqué ».
Actuellement personne ne part plus
en voyage : on fait
des périples, c’est
beaucoup plus chic !
Il semble donc que la méconnaissance de la langue française aille de
pair, dans les médias en particulier, avec le besoin de faire croire que
l’on parle un français soutenu en employant des mots moins familiers
ou moins populaires, comme
problématique ou
périple. Mais hélas, la
plupart de ceux qui les emploient seraient bien en peine d’en donner
le sens exact. Il est évident que ce comportement, qu’on peut qualifier
de snobisme, n’impressionne pas, bien au contraire, ceux, hélas assez
rares, qui connaissent encore la langue française. Ils seront encore plus
rares demain, étant donné la façon dont les enseignants sont recrutés
de nos jours. De plus, ce fait est aggravé par les consignes ministérielles
concernant l’enseignement et la correction des examens, les fautes de
français n’étant jamais sanctionnées.
Chantal Gaillard-Cherpillod