Défense de la langue française   
• Siège administratif : 222, avenue de Versailles 75016 Paris • 01 42 65 08 87 • dlf.paris@club-internet.fr •
Barbarismes à la mode
« Démultiplier » : une mécanique en panne

Au ministère de la Laïcité et de l’Éclairage urbain, M. Soupe avait été préposé, on le sait, à la réforme du langage administratif. Objectif : le rendre encore plus conforme à l’idée que s’en font l’État et ses employés, l’obscurcir autant que faire se peut, afin de bien pénétrer le citoyen de son incompétence et, partant, de l’obligation de s’en remettre à eux. À partir de 1981, soutenu par la faveur dont jouissaient dans les urnes les bienfaiteurs de la Fonction publique, notre homme cessa de poser des limites à sa créativité. Il se crut tout permis et, d’ailleurs, on lui permit tout. Il lui arriva même de pervertir notre idiome par plaisir pur. Seuls, le président de la République, lecteur éclairé de Chardonne, deux ou trois académiciens et Léon Zitrone continuèrent de parler correctement le français.

Ce bref rappel pour planter le décor. Ce qui va suivre se passa, sauf erreur, aux alentours de 1990.

« Je ne puis rester un instant sans penser », avait confié Napoléon à son frère Joseph. Le cerveau de M. Soupe ne demeurait non plus jamais inactif. Ce jour-là, dans son bureau aménagé au mieux de son agrément, arrosant son philodendron, il songeait au rôle des préfixes. Un instinct rarement pris en défaut lui chuchotait qu’il pouvait y avoir là matière à maltraiter la langue. Cela, toutefois, demeurait très général et un peu embrouillé.

Il était sur le point de reposer son petit arrosoir de cuivre non loin de la cuvette où l’attendait le bain de pieds qui lui rafraîchirait l’esprit, quand le téléphone sonna. Le chef de bureau l’avertissait de son absence : « Je n’en ai pas pour longtemps. J’enclenche la surmultipliée ! » Il raccrocha. M. Soupe eut un sursaut, accompagné d’un éclair : « surmultipliée », comme l’épée d’Alexandre, avait tranché le noeud de ses réflexions.

« Voyons, voyons, se dit-il. Hormis l’emploi arithmétique, multiplier dans la vie courante signifie “augmenter une quantité”. Le préfixe sur-, intensif, indique le renforcement de cette multiplication. Une vitesse de rotation surmultipliée, en mécanique, est plus rapide que la vitesse ordinairement transmise, grâce à un système d’engrenage différent. Si Léonard de Vinci était à mes côtés, il expliquerait ça très bien. D’autre part nous avons aussi le préfixe -, séparatif ou privatif, qui forme en principe l’antonyme d’un état ou d’une action : dé-faire, dés-espoir... » D’où « démultiplier ».

Il vérifia démultiplier dans plusieurs dictionnaires. Tous attribuaient au verbe mêmes domaine et sens : « réduire (une vitesse) ».

Il se gratta le menton. Il venait de s’aviser que le même préfixe latin pouvait jouer son rôle séparatif, non par retranchement mais par extension ou extériorisation, ambulare = « se promener », de-ambulare = « se promener longtemps, plus loin » ; dé-plorer n’est pas le contraire de pleurer, c’est s’affranchir du sentiment pour s’affliger par l’intellect (extension). Cette bifurcation était peut-être de nature à troubler le raisonnement. Ici le rusé fonctionnaire aperçut, confusément mêlé à déployer, le parti à tirer de dédoubler, qui signifie notamment « partager en deux » (Littré), donc diminue la quantité initiale, mais produit deux éléments à partir d’un seul. « Quiconque parle sans réfléchir, conclut M. Soupe, associera “démultiplier” à “dédoubler”, et y verra la multiplication d’une unité alors qu’il s’agit de sa division. »

Épuisé par son analyse, il alla quérir une bouteille de Tullamore Dew qui, avec d’autres boissons, occupait une étagère du placard à dossiers. Il en avala au goulot une copieuse lampée, poussa un soupir d’aise, se reprit à penser : « Il faut miser sur l’ignorance de nos Jacquot1. Il y a quarante ans jamais je n’aurais osé... Mais au jour d’aujourd’hui, comme ils disent... (il ricana méchamment), pourquoi me gêner ? »

Il s’octroya derechef une goulée irlandaise, s’assit devant la bassine, roula ses bas de pantalon, ôta souliers et chaussettes, plongea les pieds dans l’eau tiède.

« Supposons, marmonnait-il, que Jacquot ne comprenne même plus le fonctionnement des machines dont il est si fier, sa bagnole par exemple. Déjà, dans la boîte de vitesses, il a oublié le nom français du rapport qu’il appelle « overdrive ». Parions en outre sur sa préférence pour les termes compliqués, qui le font paraître savant. Lorsqu’il voudra insister sur l’augmentation d’un nombre et, de surcroît, conférer à ses propos une allure scientifique, pourquoi ne pas essayer de lui faire dire le contraire ? Oh, oh, génial ! À contresens de multiplier, voire de surmultiplier, lui faire dire « démultiplier », autrement dit : “réduire” ! Après tout, n’ai-je pas réussi à lui fourrer dans la tête implosion à la place d’explosion ? »

Un sourire sadique tordit ses lèvres. Toutes ces circulaires, contenant le verbe fatal, qu’il allait adresser aux services de l’État, aux salles de rédaction ! « Je vais démultiplier les moyens de répandre ce mot ! », s’écria-t-il, brandissant l’arrosoir. Son chef, qui rentrait avec une provision de gaufrettes fourrées, entendit ses éclats de voix dans le couloir. Il se demanda en anglais si M. Soupe, consumé par le burn-out, n’était pas en train de devenir fou.

Michel Mourlet

1. Jeune journaliste aux dents longues, en relation amicale et professionnelle avec M. Soupe et déjà rencontré en sa compagnie.

Nouveaux mots interdits

Au siècle dernier, dans les milieux bourgeois, il existait des mots interdits car trop familiers et même vulgaires, par exemple lorsqu’ils faisaient allusion à certaines parties du corps humain.
Aujourd’hui, au début du XXIe siècle, ces tabous sont passés de mode. Mais de nouveaux tabous sont apparus : certains mots parmi les plus courants de notre vocabulaire sont proscrits, d’abord dans les médias, puis chez la majorité des Français qui se comportent de façon moutonnière. Présentons-en quelques-uns.

En premier lieu, citons le mot difficile, remplacé par compliqué, qui est mis à toutes les sauces par les illettrés, alors qu’il a un sens précis : « qui possède de nombreux éléments dont l’assemblage est difficile à comprendre, complexe » d’après Le Robert. Donc une chose peut être très difficile sans pour autant être compliquée. Par exemple, monter une côte rapidement à pied ou à bicyclette est difficile, mais nullement compliqué ! D’où vient donc cette focalisation sur le mot compliqué ? Est-ce une allusion involontaire à la complexification de notre monde actuel avec les nouvelles technologies et la bureaucratisation de notre société ?

Un autre mot interdit, proche par le sens, est le mot problème, remplacé par problématique. Visiblement, très peu de Français connaissent le sens exact du substantif problématique, qui est très précis et appartient d’abord au domaine de la philosophie, puisqu’il s’agit, selon Le Robert, de « l’art, la science de poser les problèmes », de l’art du questionnement. Ainsi, c’est à la fin de l’introduction d’une dissertation de français, de philosophie ou d’histoire, que l’étudiant doit énoncer la problématique, c’est-à-dire les problèmes posés par la question à laquelle il doit répondre. La problématique est donc « un ensemble de problèmes dont les éléments sont liés » (Le Robert). L’art de la problématique était théoriquement enseigné au lycée jusqu’à une date récente ; j’en parle en connaissance de cause, ayant été de longues années professeur d’histoire dans les classes terminales.

Dans la vie courante, l’emploi de ce substantif est donc très limité. Le mot problème convient au contraire à toutes les situations où l’on rencontre des difficultés. Décidément, notre époque refuse d’évoquer directement tout ce qui est difficile et tous les problèmes qui nous assaillent aujourd’hui !

Le verbe commencer est un autre mot interdit : on ne peut que débuter ! Mais ces deux verbes ne peuvent être employés de façon équivalente dans toutes les circonstances. En effet, débuter est beaucoup plus restrictif : il signifie seulement « faire ses débuts ». De plus, il est intransitif. Ainsi, on ne peut débuter une carrière : on débute dans une carrière. On ne débute pas la vie, mais dans la vie.

Un autre mot interdit est voyage, remplacé par périple, alors que ces mots n’ont nullement le même sens. Un périple est beaucoup plus restrictif, car étymologiquement il s’agit selon Le Robert d’un « voyage d’exploration maritime autour d’une mer, d’un continent ». Périple inclut donc une notion de voyage maritime circulaire. Cependant Le Robert cite le sens courant « voyage », mais l’indique comme « critiqué ». Actuellement personne ne part plus en voyage : on fait des périples, c’est beaucoup plus chic !

Il semble donc que la méconnaissance de la langue française aille de pair, dans les médias en particulier, avec le besoin de faire croire que l’on parle un français soutenu en employant des mots moins familiers ou moins populaires, comme problématique ou périple. Mais hélas, la plupart de ceux qui les emploient seraient bien en peine d’en donner le sens exact. Il est évident que ce comportement, qu’on peut qualifier de snobisme, n’impressionne pas, bien au contraire, ceux, hélas assez rares, qui connaissent encore la langue française. Ils seront encore plus rares demain, étant donné la façon dont les enseignants sont recrutés de nos jours. De plus, ce fait est aggravé par les consignes ministérielles concernant l’enseignement et la correction des examens, les fautes de français n’étant jamais sanctionnées.
Chantal Gaillard-Cherpillod
Retour sommaire
• Siège administratif : 222, avenue de Versailles 75016 Paris •