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Le français pour Pierre-Marc Biasi
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P.-M. de Biasi était l’invité d’honneur de notre déjeuner, le
25 janvier. Alexandre François a transcrit
l’enregistrement de son discours. En voici des extraits.

Nombre de vos questions portent sur la langue
française, sur la géopolitique des langues et
l’envahissement par la langue anglaise. C’est
une question traitée au sein de mon laboratoire
au CNRS, où 200 chercheurs travaillent sur les
manuscrits des oeuvres littéraires, scientifiques,
artistiques. En tant que directeur de ce
laboratoire, je réponds à des appels d’offres
européens de recherche, qui sont toujours rédigés en anglais. Nos projets
doivent alors être présentés en anglais, sous peine d’inéligibilité. N’est-ce
pas le rôle de l’Europe de penser à la préservation de l’allemand, de
l’italien, de l’espagnol, du portugais, du français, face à la toute-puissance
d’une langue qui n’est même plus l’anglais, mais un sabir de 500 mots
à usage international, probablement très douloureux à entendre pour
les Américains et les Britanniques ?
Plus grave, à l’intérieur même du CNRS [...], quand vous êtes un
laboratoire travaillant sur des manuscrits français, on vous demande de
faire toutes les présentations en anglais. Vous devez alors essayer de
traduire tel sens de Flaubert en anglais pour convaincre les hiérarchies
de continuer à financer vos équipes.
Tout cela n’est pas très sérieux, mais peut-être faut-il réfléchir sur la
puissance qu’a prise ce sabir anglais dans notre monde. Au fond, il
ressemble à ce qu’était le latin entre le III
e siècle et le IV
e siècle, quand
l’Empire romain était la puissance dominant l’ensemble du monde connu. Un autre empire est en train de se constituer du côté de Pékin
et peut-être encore un autre. Quand le Brésil deviendra une puissance
continentale de premier plan, la langue portugaise devrait faire un bond
extraordinaire. Il y a 300 millions de Brésiliens et 30 millions de Portugais,
ce qui fait déjà plus que les 200 millions de francophones.
Je crois qu’il faut abandonner complètement toute attitude défensive afin
de prendre l’initiative, en disant : « Nous sommes européens et locuteurs
d’une langue historique fondamentale, qui continue d’être la langue
internationale des mathématiciens [...], etc. » Quand je fais une conférence
à l’étranger, je dis vouloir la faire en français, quitte à répondre aux
questions en anglais ou en italien, dans les langues que je sais parler. Il
n’y a aucune raison de renoncer à la dimension internationale du français
ni d’être bloqué par la puissance de cette langue impériale qu’est l’anglais
actuellement. À chaque fois qu’une occasion se présente de s’exprimer
à l’étranger, notamment au sujet de la culture française, il faut le faire
en français. Mais si ce n’est vraiment pas possible, il faut savoir le faire
dans une autre langue pour rendre au français toute sa place sur cet
échiquier international compliqué, où la francophonie existe bien audelà
de l’ancien empire colonial, par exemple, en Amérique du Sud :
en Argentine ou au Brésil.
Des amis de Normale Sup viennent de créer la revue bilingue
Fixxion,
en français et en anglais, portant sur la littérature contemporaine
française. Puisque beaucoup d’universités américaines s’intéressent à
ce thème et font leurs cours en anglais, ils ont trouvé plus astucieux
d’aller à l’attaque de ces nouveaux publics à travers la possibilité d’en
parler en anglais ou en français.
Par ailleurs, aux CNRS Éditions, j’ai lancé la collection « Planète libre »,
qui prétend donner l’équivalent de la collection de la Pléiade en qualité
scientifique pour les grands textes de la francophonie, d’Afrique et des
Caraïbes. On a ainsi publié la poésie complète de Senghor, mais aussi
un auteur tout à fait inconnu, Jean-Joseph Rabearivelo, grand poète
malgache. J’en ignorais comme vous le nom et l’oeuvre jusqu’à ce qu’une
jeune chercheuse me montre un manuscrit incroyable de 1932-1933,
formé d’une page écrite à gauche en malgache et à droite en français.
Jean-Joseph Rabearivelo est venu à la poésie et à l’écriture à travers
Voltaire, la littérature française et l’école française. On va publier l’année
prochaine le tome II, regroupant son oeuvre poétique sur plus de
1000 pages ; c’est une oeuvre extraordinaire, vraiment très belle.
Défendre la langue française n’est donc pas seulement défendre la langue
hexagonale ; c’est aussi défendre la puissance de création de cette langue.
Défendons l’histoire de notre langue dans notre périmètre géographique
et géopolitique, essayons d’aller vers l’excellence de ce qu’elle doit être,
mais entrons aussi en dialogue avec tous les autres français qui se parlent,
et qui quelquefois dévient par rapport à notre français. Et de cette déviation
peuvent résulter des fleurs absolument sublimes, de poésie, par exemple.
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Pierre-Marc de Biasi, chercheur scientifique,
artiste plasticien. Né en 1950 à Paris.
Diplômes : agrégé de lettres, docteur en
sémiologie.
Carrière : professeur détaché au
Centre national d’études et de formation
pour l’enfance inadaptée (1977-1984) ; au
CNRS (Centre national de la recherche
scientifique) (depuis 1984), chargé de
recherche, puis directeur de recherche ;
directeur de programmes à l’Agence
nationale de la recherche (depuis 2006) ;
membre du comité de rédaction des revues
Genesis, [...] et de Flaubert.org ;
collaborateur du Magazine littéraire ; directeur
de collections aux CNRS éditions, aux
éditions Textuel.... Plasticien (peinture,
sculpture...) ; producteur délégué et
chroniqueur à France Culture (depuis
2001) ; membre du comité scientifique
Cinéma de l’université Paris-VIl (1998-
2000) ; chargé d’enseignement à
l’université Paris-VII, à Paris-IV et à l’ENS.
Expert auprès du ministère de la
Recherche (depuis 2006), président du
conseil scientifique de l’Institut mémoires
de l’édition contemporaine (depuis 2009).
Œuvre plastique : nombreuses expositions
en France et à l’étranger ; sculptures et installations
pour des commandes publiques ;
films sur Flaubert, Pierre Michon... Travaux :
articles sur la littérature... ; éditions
critiques des oeuvres de Flaubert, dont :
Trois contes, Madame Bovary... Édition des
manuscrits de Verlaine : Chairs et ombres ;
autres ouvrages : Le Papier, une aventure au
quotidien, Gustave Flaubert, l’homme plume,
Lexique de l’actuel (2005), Histoire de
l’érotisme (2007), Flaubert, une manière
spéciale de vivre (2009, prix de la critique
de l’Académie française 2010).
(Extraits du Who’s who in France 2011.)
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