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Le français pour Alain Duault
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Invité d’honneur du déjeuner du
6 avril, le lauréat du prix
Richelieu 2013 y prononça ce très
beau remerciement.
Richelieu est l’exemple d’un mot dont
les sens multiples disent combien la langue
française est une mine pour l’esprit : il
évoque bien sûr le cardinal Armand Jean
du Plessis, ministre de Louis XIII et surtout
fondateur de l’Académie française. Mais Richelieu évoque aussi la ville
éponyme d’Indre-et-Loire qui fut largement conçue et édifiée par le
cardinal. Ou ces souliers élégants à lacets que portent les citadins.
Dorénavant, pour moi, Richelieu sera synonyme d’un accord avec des
gens de goût, vous-même qui m’honorez de ce prix Richelieu dont
j’entends bien qu’il s’attache à la défense de la langue française.
Ce combat pour le maintien d’une certaine élégance de notre langue
s’avère aujourd’hui indispensable face à l’avachissement intellectuel
que chacun peut constater et dont la langue est le reflet. Et ce combat
n’est pas dissociable, pour moi, d’un autre, tout aussi fondamental, le
combat pour la beauté, qui donne à l’homme sa singularité : s’attacher
à l’esthétique, c’est dépasser le seul
utilitarisme, c’est s’arracher à
l’animalité, c’est se mettre en chemin vers le sublime. Une simple petite
histoire éclairera mon propos : un jour, quatre hommes prennent place
dans une voiture, un peintre, un prêtre, un bandit et un sage. Survient
un terrible orage qui fait déraper et verser la voiture en plein milieu de
la campagne. Nulle lumière à la ronde, la pluie qui tombe dru : les quatre voyageurs avisent une grotte au-dessus de la route et se dirigent
vers elle pour s’y abriter. Le peintre pénètre en premier dans la grotte
et, admirant le jeu de la lumière sur ses parois, s’écrie : «
Quel endroit
magnifique pour installer un atelier ! ». Le prêtre entre à son tour et, son
regard balayant l’espace et la hauteur de la voûte, affirme, enthousiaste :
«
Quel lieu idéal pour créer une chapelle ! ». Se pressant sur ses pas, le bandit
s’extasie en observant la vue qu’offre la grotte en surplomb de la route
et lance : «
Quel parfait promontoire pour tendre une embuscade ! ». Le sage
arrive en dernier, jette un regard circulaire, et murmure simplement :
«
Quelle belle grotte ! ». Clarté, simplicité, humilité, sens du partage à
travers le langage : la défense de notre langue contre ses acculturations
qui sont trop souvent des déculturations semble une évidence. Pourtant,
au-delà du constat, qu’est-ce qui fonde cette bataille nécessaire ?
On sait que l’univers est un grand vide peuplé de myriades d’étoiles,
de nuages de gaz et de poussières : l’effondrement, il y a plus de
cinq milliards d’années, d’un de ces nuages cosmiques a donné naissance
au soleil, aux planètes, surgissant littéralement de la nuit des temps.
Quelques millions de siècles plus tard, après qu’orages, foudres et
mille autres cataclysmes eurent soufflé sur cet espace aujourd’hui appelé
« la Terre », un signe a été reconnu, une marque sur une paroi peut-être,
un geste répété, une reconnaissance – un
langage. Le ciel a continué à
se déployer alors au-dessus de ce nouvel océan de signes, puis de mots.
Et ces signes, ces mots ont donné un sens à ce qui apparaissait : un nuage
plus
grand qu’un autre, ou plus
petit, plus
clair ou plus
sombre, plus
aimable ou plus
oubliable – plus
beau. Tout s’est distingué, la chambre
des vents, les ailes de pluie des nuages, le contour énigmatique d’un
visage, le bruit du souffle qui sort de la bouche : l’un a préféré ceci,
l’autre cela, la différence et le désir ont ensemencé la beauté, son
langage.
Quand Milan Kundera écrit que «
la laideur s’empare du monde », il
pointe avec justesse ce délabrement généralisé des valeurs fondatrices
de notre société tel qu’il se manifeste en particulier dans cette langue
qui demeure notre ciment commun. Car la langue non seulement dit
les choses mais les éclaire : la lente extinction de la poésie à notre époque
est un symptôme. Donc si l’on est bien conscient de ce qu’est ce langage qui nous unit, il semble urgent de mettre en oeuvre ce qu’on pourrait
appeler une
écologie de la langue, qui lui évite cette perdition de plus
en plus accélérée sous l’oeil indifférent des pouvoirs publics. Le danger
le plus évident est bien sûr cette invasion pernicieuse de l’angloaméricain,
jusqu’à des aberrations de plus en plus sidérantes : je voyais
l’autre jour une affiche cinématographique annonçant un nouveau film,
«
Deux days à Paris » (pourquoi pas
Two days in Paris ou plutôt
Deux jours
à Paris ?), dont on vantait le « casting » (au lieu de la distribution) ! Mais
sans même aller au cinéma, combien de collègues se disent «
overbookés »,
ou assommés par un «
jet lag » qui les rend «
out » ? Combien nous offrent
des «
best of » (alors que le beau mot de
florilège sonnerait tellement
mieux, ou, à tout le moins, celui de
compilation) ? Je n’ai pas besoin
d’insister : chacun a eu sans aucun doute l’occasion de l’éprouver. Que
faire alors ?
Ne jamais relâcher son attention : la rectitude du langage est
aussi
une question de politesse vis-à-vis de son interlocuteur ou de ses
auditeurs, téléspectateurs et lecteurs. De même qu’on n’a pas plaisir à
converser avec quelqu’un qui est avachi presque à l’horizontale dans
un fauteuil, on n’a pas non plus envie d’écouter quelqu’un qui écrase
la langue de mille et un anglicismes ou autre verlan pour aboutir à une
bouillie. Je vous en propose trois exemples, notés à la volée dans les
transports en commun : «
Je m’suis fait une toile de ouf en prime » ou bien
«
elle est relou la meuf avec ses starlights blue pour faire genre » ou encore
«
mate, elle est zarbi la gonze avec son kid ». Trois phrases parmi tant d’autres
qui donnent le sentiment de ne plus partager notre langue, d’être
étranger dans son propre pays car la langue qu’on y parle n’est plus la
langue française qui nous était commune : c’est une langue qui se délite,
s’absente d’elle-même. Si l’on ne parle pas encore ainsi à l’antenne –
encore que certaines émissions, pour faire jeune (et l’on dit maintenant
«
djeune’s ») y sacrifient ! –, les dérives guettent : ainsi de cette mode des
élisions de syllabes. On invite le public à chercher une «
appli sur le net »
et non une
application sur internet, à utiliser son «
ordi » et non son
ordinateur, on conseille une école «
d’ingé » ou une école «
de co » si l’on
veut orienter des jeunes gens vers une école d’ingénieurs ou une école
de commerce : comme si un mot de plus de deux syllabes était devenu impraticable pour le locuteur français de la nouvelle génération ! Donc,
non seulement la langue s’appauvrit, mais la syntaxe se délite, tout se
réduit à un langage de communication dont les SMS ont tracé l’espace
restreint et l’orthographe phonétisée. Mais certains écrivains se laissent
glisser sur cette pente funeste, réduisant leurs phrases à quelques mots
fonctionnels ou à des injonctions qui tiennent lieu de réflexion : donner
des noms serait cruel !...
Que faire devant ce déferlement mortifère ? Continuer de pratiquer
notre langue en faisant briller ses richesses, ne jamais renoncer face à
la dictature du linguistiquement incorrect, croire à la beauté de cette
langue et à la beauté qu’elle véhicule. Platon dit que «
la beauté est la
lumière des idées » mais, justement, ces idées passent par la langue, notre
langue, notre bien commun, notre lien, l’héritage d’une mémoire qui
noue les générations. Il serait dommage d’abaisser les idées dans
l’abaissement de la langue et de perdre ainsi la lumière que nous apporte
la beauté. Je laisserai le dernier mot au journaliste, philosophe et poète
italien Guido Ceronetti : «
Tant qu’il existera des fragments de beauté, on
pourra encore comprendre quelque chose au monde ».
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Alain Duault
Alain Duault, journaliste musicologue, né en 1949 à Paris.
Diplômes : maîtrise de lettres et sciences humaines.
Carrière : producteur à France Culture et France Musique ;
critique musical à la NRF, au magazine Elle, aux Nouvelles
littéraires ; présentateur de très nombreuses émissions musicales
sur Antenne 2 et France 3, sur Europe 1 et sur RTL ; critique
musical et chef de la rubrique Musique à L’Événement du jeudi ;
directeur des programmes musicaux de France 3 et animateur
d’une émission quotidienne sur Radio Classique.
Auteur et interprète des spectacles Verdi, une passion, un destin,
Victor Hugo, la légende d’un siècle, Rencontre avec George Sand ;
président des Fêtes romantiques de Nohant et des Rencontres
internationales Frédéric Chopin.
Nombreuses oeuvres, poèmes et romans, dont le dernier, Les
Sept Prénoms du vent, ouvrages musicaux, dont Verdi, la musique
et le drame, L’Opéra de Paris, Guide du disque compact classique,
Invitation à l’opéra, Schumann, le goût de l’ombre, L’opéra vu par
Alain Duault, et récemment le Dictionnaire amoureux de l’opéra.
Décoration : chevalier de la Légion d'honneur, commandeur
des Arts et des Lettres.
Distinction : Grand prix de poésie de l’Académie française pour
l’ensemble de son oeuvre (2002).
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