• Siège administratif : 222, avenue de Versailles 75016 Paris • 01 42 65 08 87 • dlf.paris@club-internet.fr •
La langue française pour
Jean-Paul Kauffmann
----------------------------------------------
Jean-Paul Kauffmann, journaliste et écrivain,
était l’invité d’honneur de notre déjeuner du
19 octobre
Quand j’ai obtenu le prix de la langue française l’an dernier, j’ai été
évidemment très heureux, très honoré. Et puis ensuite, je dois vous faire
une confidence qui ne vous fera peut-être pas plaisir, je me suis senti
quelque peu gêné.
Au fond, me suis-je dit, on m’a donné ce prix parce que j’ai traité avec
respect la langue française, alors que ce n’est pas du tout ma conception.
Je n’ai pas le sentiment d’être déférent avec la langue française, car, comme
vous le savez mieux que moi, c’est une langue qui est portée naturellement
à la parure, à la laque, à l’amidon. Je n’ai jamais eu l’ambition d’écrire
un français empesé, gourmé, ou alors j’ai raté mon coup.
Martin du Gard affirmait que notre langue souffrait de l’excès de produits
de beauté : «
Trop de cosmétique », disait-il. On ne lit plus beaucoup Martin
du Gard. C’est dommage ! Son
Journal, paru il y a une quinzaine
d’années, est admirable. C’est une langue, si j’ose dire, qui ne se voit
pas. Aucun effet, le refus du spectaculaire, comme la véritable élégance,
il ne faut pas que cela se voie. Mais je ne prône pas pour autant l’élégance
dans ce domaine.
Tout cela pour dire que j’essaie de me garder du beau langage et même
du bien écrire, car ce qui me plaît dans le français, c’est une certaine
imperfection, en tout cas de négligé, pas de négligence. Ce que Jacques
Rivière appelait le «
bousculé », un sens du précaire et de l’incommodité !
Il insistait sur le côté spontané et inconfortable qui donne toute sa
mesure à notre langue.
Il faut toujours en revenir à la pensée de Proust : «
La seule manière de
défendre la langue française, c’est de l’attaquer. »
* * *
Le sort de la langue lettone, que j’évoque dans mon dernier livre,
Courlande, me paraît plus intéressant et bien plus dramatique que celui
de notre langue.
Quand j’ai effectué mon premier voyage en Lettonie en 1997, une de
mes grandes difficultés a été de communiquer avec les Courlandais.
Un Courlandais parlant français relevait du miracle, mais l’usage de
l’anglais à cette époque était tout aussi rare. La seule langue étrangère
pratiquée était alors le russe, qui était obligatoire au moment de
l’occupation soviétique.
La Lettonie a un lien de vie ou de mort avec sa langue. Elle ne reconnaît
qu’une langue officielle, le letton, et fait tout pour la protéger. Si la
langue lettone disparaît, c’en est fini de la Lettonie, pays qui ne comporte
que deux millions et demi d’habitants. Et sur ces deux millions et demi
près d’un million est russophone. La langue lettone, qui est une langue
indoeuropéenne très ancienne, a failli disparaître à l’époque communiste.
Il y a donc un fort sentiment identitaire des Lettons par rapport à leur
langue.
Depuis le Moyen Âge, la Lettonie n’a été indépendante que 39 ans. La
langue est la seule patrie des Lettons.
J’ai assisté en Courlande à la mort d’une langue, le live, d’origine finnoougrienne.
Les Lives, peuple de pêcheurs, sont établis en Courlande
depuis des temps immémoriaux. Il y a vingt ans, on comptait encore
une quarantaine de locuteurs. Aujourd’hui, ils ne sont plus que cinq.
De facto, cette langue n’existe plus, car ces cinq-là n’ont pas pu ou n’ont
pas voulu la transmettre à leurs enfants.
J’ai voulu en savoir plus. La vérité est que le live était devenu un idiome
corseté, immuable, replié sur lui-même. Il se défendait bec et ongles
contre les infiltrations qui pouvaient altérer sa pureté. C’était devenu
une langue inerte. Si le live s’était exposé aux influences extérieures,
aurait-il survécu ? Je l’ignore. En ouvrant totalement les vannes,
n’aurait-il pas été submergé ? Je n’ai pas de certitude à ce sujet.
Pour finir, je dois avouer qu’en écrivant mes livres je ne me suis jamais
posé la question de mon rapport à la langue française. Je serais tenté de
dire : c’est comme l’air que l’on respire. Quelque chose de naturel. Mais
la respiration n’a rien d’instinctif, elle obéit à des règles : expiration,
inspiration. Si on ne les respecte pas, on s’essouffle ou on suffoque.
Avoir le souffle court, n’est-ce pas un comble pour un écrivain ?
|
Jean-Paul Kauffmann, journaliste et écrivain, est né en
1944 en Mayenne.
Formation : diplômé de l’École supérieure de journalisme
de Lille.
Carrière : journaliste à Montréal (1968-1970), puis à Radio
France internationale jusqu’en 1977. Fait partie de l’équipe
fondatrice du Matin de Paris (1977-1983), puis de celle de
L’Événement du jeudi (1984), où il devient grand reporter. Il
est également rédacteur en chef de L’Amateur de bordeaux
(1984-1995).
Otage au Liban du 22 mai 1985 au 4 mai 1988.
En 1995, il crée L’Amateur de cigare, revue bimestrielle.
OEuvres : L’Arche des Kerguelen (1993, Prix des maisons
de la presse). La Chambre noire de Longwood (1997, prix
RTL-Lire, prix Roger-Nimier, prix Femina, prix Jules-
Verne et prix Joseph-Kessel). La Lutte avec l’ange (2001),
31, allées Damour - Raymond Guérin 1905-1955 (2004).
La Maison du retour (2008, prix Saint-Simon, prix François-
Mauriac et prix Maurice-Genevoix). Courlande (2009, prix
Nomad’s du récit de voyage).
À paraître, chez Fayard : Voyage sur la Marne.
Distinctions : Prix Paul-Morand 2002, décerné, pour
l’ensemble de son oeuvre, par l’Académie française ; Prix de
la langue française pour l’ensemble de son oeuvre (2009).
|