Défense de la langue française   
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Le français pour Bruno Frappat
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En prononçant ce remerciement, lors du déjeuner du 25 mars, le lauréat du prix Richelieu 2017 expliqua en quoi consistait son amour de la langue française, c’est-à-dire de sa langue maternelle.

... Vous ne pouviez pas me faire plus plaisir qu’en distinguant par ce prix Richelieu, dans le brouhaha des médias, ma petite musique particulière, autonome et assez latérale par rapport aux gros médias assourdissants ou aveuglants.
Votre choix m’a remémoré l’un de mes rêves d’adolescent quand j’avais souhaité que, sur ma tombe, on puisse écrire : « Ci-gît un homme qui vécut de sa plume dans des temps de fièvre et de sang, de fric et de toc. » On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, moi je me voyais, sérieusement, appelé à devenir un très grand écrivain, Chateaubriand, ou Flaubert, ou Hugo, ou rien. Pour m’y préparer je tenais chaque jour, depuis l’âge de quatorze ans, un journal intime tellement passionnant que je ne l’ai jamais rouvert depuis. C’est tout de même grâce à lui que l’habitude m’est venue de vivre les évènements et de regarder les choses et les gens dans le but de les décrire le soir venu dans mes gros cahiers. Ce journal fut ma première école d’écriture. Je me passionnais déjà pour les mots, leur histoire, leur étymologie, leurs sonorités et leur rapport aux choses. Il n’y avait rien qui comptât plus pour moi que l’écriture et que la lecture. Cette double formation m’a conduit à faire des études de lettres modernes.

Mon père, homme factuel et ingénieur des travaux publics, à qui j’annonçai un jour au début des années 1960 que je voulais m’orienter vers le journalisme, me répliqua par une formule qui m’est restée en travers de la gorge et du coeur. « Le journalisme ? Mais c’est un métier de raté. » Il me voyait énarque et préfet. Je ne doute pas que cet homme qui aurait aujourd’hui cent quatorze ans, quand même, serait un peu fier de voir le dernier de ses six enfants honoré sous les ors de la République.

Mais parlons de la langue française, puisque c’est elle votre souci et sa « défense » qui nous rassemble. Je ne peux que vous dire pourquoi je l’aime et comment j’essaie de lui apporter des preuves de cet amour.

Je m’autorise à enfiler quelques banalités. Je l’aime parce que c’est ma « langue maternelle ». Belle expression : qui n’aimerait pas ce qui lui vient de sa mère ? Je ne l’aime pas d’un amour fermé et exclusif et j’admets parfaitement que tous les êtres humains qui utilisent leur langue maternelle puissent éprouver par rapport à leur langue le même amour que nous pour la nôtre. Ne soyons pas chauvins. Pas de nationalisme dans ce domaine non plus. Je suis toujours exaspéré quand j’entends des clichés ridicules sur la « clarté particulière » pour la pensée, de la « langue de Descartes » ou la « beauté supérieure » de la « langue de Chateaubriand ». C’est comme d’entendre, chaque année, en janvier puis en juillet, et lors de chaque tour de France, dire des Champs-Élysées qu’ils sont « la plus belle avenue du monde ». Ils le seraient si nous étions seuls au monde. Toute vanité reposant sur une enflure infondée m’exaspère. Toutes les langues sont belles pour ceux qui les pratiquent.

Ce qui me rend particulièrement aimable la nôtre, à l’écriture, c’est le stock de mots que je trouve à ma disposition. J’aime puiser dans la réserve de vocabulaire accumulée par nos aïeux depuis des siècles, j’aime les mots et les tournures vieux et rares, précieux même, jusqu’à un certain maniérisme : quand je ne trouve pas de termes qui me conviennent, je n’hésite pas à forger des néologismes de fabrication locale qui disent bien ce que je veux dire.

J’aime les sonorités des mots et le balancement du phrasé des phrases, leur drapé, les allitérations me plaisent, les entrechocs de sonorités m’intéressent. Il m’est arrivé d’écrire au Monde puis à La Croix (salut à Guillaume Goubert, son directeur, ici présent) des chroniques entières en alexandrins. Je suis un adepte du « gueuloir » mais du gueuloir intime et entre deux mots je choisis toujours celui des deux qui sonne le mieux, le plus clair, le plus aérien, le plus mélodieux, limpide ou velouté. Les répétitions ne me font pas peur, ni l’accumulation des adjectifs, car chacun d’eux ajoute toujours une précision à ce que l’on veut exprimer. Que serait la vie en société sans les adjectifs ? Et s’ils vont par trois, c’est encore mieux pour le rythme du texte : « le ténébreux, – le veuf, – l’inconsolé » ! Seuls vrais ennemis intimes que je traque : les adverbes. On découvre assez vite, si l’on se relit bien, que l’on peut presque toujours, sans grand tort pour le texte, faire sauter les adverbes, ces nuanciers mollassons, ces prudences qui ne protègent de rien. Il faut écrire en pensant à la musique qui se détache de vos textes. Il faut charmer par les mélodies. Ce sont donc souvent les sonorités et leurs volutes qui guident ma plume ou mes doigts sur le clavier. La langue écrite est musique, composition, suites d’accords et de dissonances, elle susurre à nos oreilles mezza voce ou elle tonitrue dans les moments graves, de colère et d’indignation. Toujours elle se glisse en nous comme une indiscrète sirène séductrice.

C’est encore assez parlé de moi. J’en viens à votre combat pour la défense de la langue française. Vous comprenez que j’y adhère bien volontiers, surtout aujourd’hui, mais je m’interroge : quelle est ma manière à moi de m’associer du mieux possible à cette défense ? C’est d’essayer de pratiquer en lui faisant honneur cette langue dès que j’ai à m’exprimer. Le champ de bataille est mon cerveau, les réserves sont mon bagage culturel, les images et les émotions que je porte en moi, mes réminiscences, mes souvenirs, mes tics et mes appétences du moment. La lutte se livre sur le clavier noir et l’écran lumineux qui scintille au-dessus, comme une page blanche verticale. Les débuts sont toujours un peu laborieux mais les fins sont un plaisir sans nom. Je n’aime pas tant écrire qu’avoir écrit. Là est le plus grand plaisir.

Vous voyez que je n’arrive pas à parler d’autre chose que de moi au sujet de la langue française. Je pense que vous me pardonnerez ce narcissisme en comprenant que l’usage que je fais des mots et des phrases est comme une drogue dure dans ma vie. Cette toxicomanie licite, et même honorée aujourd’hui, ne donne lieu à aucun trafic sauf de reconnaissance réciproque quand un lecteur, ou une lectrice vous récompense par cette remarque : « Vous avez réussi à exprimer, mieux que je ne l’aurais fait moi-même, ce que j’ai ressenti ». J’appelle cela le « service de la plume ».
(À suivre.)


Bruno Frappat , journaliste, président honoraire de sociétés de presse, est né en 1945 à Grenoble.

Formation : licence ès lettres.

Carrière : rédacteur au Dauphiné libéré (1964-1965), au Monde (1968- 1994) ; rédacteur (1968-1976), chef du département éducation-jeunessesociété et membre du conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde (1976-79), billettiste (1981-85), chef du service des informations générales (1980-83), chef du service société (1983-84), rédacteur en chef adjoint (1984), éditorialiste (1985), responsable de l’édition Rhône-Alpes (1986), rédacteur en chef adjoint (1987), rédacteur en chef (1990), directeur de la rédaction (1991-1994), directeur éditorial (1994) au Monde ; présentateur de l’émission Midi moins sept sur France 2 (1995-2000), directeur de la rédaction (1994- 2005), chroniqueur (depuis 1995), directeur délégué puis directeur (1996-2005) de La Croix ; membre du comité de direction (1999), directeur général (2000-05), président du directoire (2005-09), président d’honneur (depuis 2009) de Bayard Presse devenu (2001) Bayard ; chroniqueur à Panorama (2006-2011) et au Dauphiné libéré (depuis 2008); administrateur de l’Institut catholique de Paris (2006-14) et d’Ouest- France (depuis 2007) ; président du Comité social (1987-1993), administrateur (1990-93) de la Fondation de France, membre du Haut Conseil de la population et de la famille (1996).

OEuvres : Si les mots ont un sens (1994)
L’Humeur des jours (2001)
Chemin de mort, Chemin de vie (2004)
Le Regard des jours (en coll., 2005)
80 Semaines (en coll., 2007).

Décorations : chevalier de la Légion d’honneur, officier de l’ordre national du Mérite.

Distinction : prix Victor-Hugo des éditorialistes (2002).
(D’après le Who’s Who 2017.)
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