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L’esprit gaulois pour Jacques Lacroix
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Notre invité d’honneur, le 12 juin, est un éminent spécialiste du
gaulois. Nous le remercions de nous
avoir adressé le compte rendu de ses
brillants exposés, intitulé « Les
souvenirs de la langue gauloise dans le
français ».Notre invité d’honneur, le 12 juin (voir
p. II), est un éminent spécialiste du
gaulois. Nous le remercions de nous
avoir adressé le compte rendu de ses
brillants exposés, intitulé « Les
souvenirs de la langue gauloise dans le
français ».
«
Quelques mots gaulois ont survécu »
On réduit ordinairement l’héritage du gaulois dans le français à très
peu d’éléments. Les jugements portés émanent de personnes ignorant
tout de cet idiome et dont les opinions se contentent de reprendre celles
émises depuis longtemps.
La romanisation a entraîné l’adoption du latin, base de notre langue,
et l’abandon progressif du gaulois. Mais cet idiome déchu, qui était bien
ancré dans les traditions, n’a pas été totalement éliminé. Des éléments
non négligeables s’en sont conservés. Depuis des siècles, cependant, les
esprits, formés à la culture classique gréco-romaine – essentielle –, ont
eu tendance à négliger et ignorer les apports d’autres cultures et d’autres
langues, en particulier l’apport gaulois.
Ce « substrat » représenterait, selon des comptes fluctuants des
commentateurs, 60, 120 ou 150 éléments. Problème : on exclut un
nombre non négligeable de termes par ignorance de leur filiation
gauloise. Et surtout, on ne compte que les mots de base du français. Or
un dictionnaire ne comprend pas seulement les mots souches, mais tous
les dérivés et composés des différentes familles. Ainsi, le mot
char, issu
du gaulois carros, a-t-il fait naître
chariot,
charrette,
charroi,
car,
carriole,
charrue,
charger,
chargement,
décharger,
décharge,
déchargement,
surcharger,
et bien d’autres encore. Si l’on prend en compte tous ces termes non
comptés, on arrive à un bon millier de mots. Nous en avons donné la
liste alphabétique détaillée dans Les irréductibles mots gaulois dans la langue
française. Sur 60 000 mots, c’est peu, mais la part gauloise est presque
dix fois plus importante qu’on ne croyait.
«
Un pauvre substrat »
Les souvenirs de la langue gauloise ont été jugés pauvres non seulement
quantitativement mais aussi qualitativement. On les a réduits à un « fonds
primitif », limité à « quelques végétaux, oiseaux ou poissons » et « choses
de la terre ». On y trouverait surtout des réalités non reluisantes, mots
d’un « registre peu glorieux » (la
boue, la
suie, la
glaise, les
magouilles),
et un vocabulaire évoquant des produits non commercialisables (la
mègue
ou le
mégaud [petit-lait] sont gaulois tandis que le lait est latin ; le miel
est latin, la
ruche est gauloise).
Ces jugements sont allés de pair avec le regard longtemps porté sur la
civilisation gauloise. On avait une société primitive, un pays pauvre, sousdéveloppé,
une Gaule couverte de forêts profondes, où vivaient « nos
ancêtres » dans de misérables huttes. Ce sont les Romains qui avaient
bâti l’économie de la Gaule, qui avaient apporté le flambeau de la
civilisation. Le mythe du Gaulois barbare, sous-développé, s’est
accompagné d’un substrat lui-même borné, misérable. Depuis une
cinquantaine d’années, l’archéologie a changé totalement le regard sur
la Gaule. Loin d’avoir eu une pauvre économie, de correspondre à une
société primitive, le pays a connu un assez haut degré de développement,
dans de nombreux secteurs. Les mots en portent témoignage.
Richesse des mots gaulois
• Les Gaulois ont été des combattants renommés, engagés comme
mercenaires dans de nombreuses armées du bassin méditerranéen. Pas
étonnant que proviennent de leur langue le verbe
se battre, l’appellation
du
combattant, de l’
ambassadeur, des
valets et
vassaux (aides au combat),
et les noms de plusieurs armes (voir ci-dessous).
• L’agriculture a été particulièrement performante, avec de riches
cultures de céréales. Les mots d’
arpent, de
sillon, de
soc, de
charrue, de
blé, ainsi que l’appellation des
brasseries (qui fabriquaient la bière
gauloise) en restent les témoins.
• L’élevage a tenu une grande importance, ce que soulignent nos mots
de
mouton, de
bouc, de
truie, de
cheval. Les produits de cette activité nous
en gardent des souvenirs : la
tomme, le
reblochon et aussi le meilleur de
la
crème (gauloise et non latine !).
• La métallurgie du fer fut très développée, comme le montrent les mots
de
mine et de
minerai, les noms celtiques de la
lance, du
javelot et du
glaive
(armes que copieront les Romains), aussi les appellations des
socs, des
tarières, des
gouges, des
landiers.
• Les artisanats du bois ont connu l’excellence : nos noms de
charpentier,
charron,
tonnelier,
boisselier proviennent tous quatre du gaulois.
Bacs,
bassines,
berceaux,
luges,
tonneaux ont été fabriqués en quantité. Les mots
gardés révèlent les savoirs passés.
• Les
chars,
chariots et
charrettes étaient une spécialité de la
charronnerie
gauloise (une dizaine de noms latins de voitures de transport ont été
du reste empruntés à la langue gauloise). Le nom de la
jante dénote un
héritage technologique en même temps que linguistique.
• Certains véhicules étaient fabriqués avec une caisse amovible en osier :
ce sont les
bennes et
bannes (d’un thème celtique signifiant « lier »), à
l’origine de nos
bagnoles. Les vanniers fabriquaient aussi les
ruches, en
jeunes écorces d’arbres (le miel latin n’était que le produit de la nature,
la
ruche garde témoignage du savoir-faire de l’artisan gaulois).
• Ajoutons l’artisanat du cuir : à partir des peaux traitées par
tannage
(procédé couramment utilisé par les Gaulois), on fabriquait
courroies,
bougettes (petits sacs qui feront naître le
budget de l’État) et
valises.
• Enfin, pour s’en tenir à l’essentiel, industrie de l’habillement : tissus
des
draps,
braies, à l’origine de nos
braguettes et de nos tenues
débraillées
(quand les
braies mal attachées risquent de choir),
saies et
sayons,
coules
et cagoules, aussi bérets.
Beaucoup de ces mots montrent le développement économique, les
savoir-faire, la maîtrise technique des agriculteurs, des éleveurs, des
artisans de la Gaule. On sort totalement de l’idée d’un vocabulaire
pauvre, limité à des réalités insignifiantes, sans valeur économique, sans
commercialisation : des produits de l’agriculture, de l’élevage, de la
confection et d’autres secteurs de fabrications, ont été exportés jusqu’à
Rome avant la Conquête. Révélateur, le mot d’
échange, lié au commerce,
provient de l’idiome des Gaulois.
Nos jugements sur la vie en Gaule et sur le substrat gaulois sont donc à
revoir. Les mots gardés de la langue de « nos aïeux » ne l’ont pas été
par hasard. Ils restituent et viennent souligner les points de force de
leur civilisation.
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Jacques Lacroix, Professeur agrégé de lettres,
docteur ès lettres et civilisations de l’université
de Dijon et membre de la Société archéologique
de Sens et de la Société française d’onomastique
(science des noms propres).
Depuis cinq ans, il a mis en ligne sur YouTube
une dizaine de vidéos sur des sujets liés au
gaulois, qui ont totalisé près de 500 000 vues et
comptent 10 000 abonnés. Citons : Le Sel gaulois
dans les noms de lieux, Les Noms gaulois des
hauteurs, L’Eau des Gaulois dans nos noms de lieux,
Les Noms gaulois de nos villes, Les Gaulois et la
nature...
Parmi ses oeuvres : Les Noms d’origine gauloise, la
Gaule des combats (2003, 2e éd., 2012) ; Les Noms
d’origine gauloise, la Gaule des activités économiques
(2005); Les Noms d’origine gauloise, la Gaule des dieux
(2007) ; Enquête aux confins des pays celtes (2019,
2e éd. rev. et augm., 2021) ; Les irréductibles mots
gaulois dans la langue française (2020, 2e éd. rev. et
augm., 2022) ; Les Frontières des peuples gaulois.
Grands thèmes limitrophes (2021) ; Les Frontières des
peuples gaulois. Appellations méconnues et atlas des
territoires gaulois (2021) ; Le Grand Héritage des
Gaulois (2023).
Distinctions : prix Gustave Chaix d’Est-Ange, de
l’Académie des sciences morales et politiques
(2007) ; prix de linguistique Albert-Dauzat (2008).
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