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Éditorial N° 200

par : Jean DUTOURD de 1 'Académie française

Rire
On trouve de charmants détails sur Philippe Néri, dans le livre que Jouhandeau a consacré à ce saint.
Le plus aimable dans le caractère et dans la vie du fondateur de l'Oratoire, c'est la gaieté qu'il déploya dans toutes les occasions de son existence, qui dura quatre-vingts années. Jamais " les formes extérieures de la sainteté " n'ont pris un tour plus séduisant que chez Philippe Néri. Saint Philippe, vêtu comme un clochard, respirant avec des mines de pitre un bouquet de genêts, éclatant de rire au milieu des cérémonies les plus solennelles, tirant la barbe des suisses pontificaux, accablant de brocards les cardinaux et même les papes pour les ramener à la modestie séante à toute créature humaine, est un saint délicieux. Faire de la bouffonnerie une des conséquences de la sainteté est une trouvaille sublime et mystérieuse. C'est la démarche d'un esprit pour qui tout est sur le même plan : le plan divin.
Saint Philippe se servait du rire comme d'un bouclier, quand la présence de Dieu se faisait trop envahissante. Il combattait Dieu avec les armes mêmes de Dieu. L'extase le guettait à chaque instant. La seule pensée fugitive de Dieu lui communiquait une joie si surhumaine qu'elle abolissait les contraintes de la nature. Au milieu d'un froid glacial, en plein hiver, vêtu de sa seule chemise, il étouffait de chaleur ; on entendait quelquefois son coeur battre à distance (ce coeur, d'ailleurs, avait une telle force qu'il lui défonça deux côtes : on s'en aperçut à l'autopsie) ; ses pieds quittaient la terre et il se mettait à léviter. Rien ne l'embarrassait comme ces manifestations lorsqu'elles se produisaient en public : son humilité en souffrait. Il s'arrachait à Dieu par le rire.
L'épisode de la barbe du suisse se situe le 11 février 1590. Philippe avait soixante-quinze ans ; il se trouvait sur le parvis de l'église de la Vallicella à Rome pour accueillir la procession qui venait lui remettre des reliques de la part du pape. À la vue du cortège des cardinaux, au son des fanfares et des cantiques, Philippe se sent transporté de joie, soulevé par l'Esprit, et sur le point de perdre pied. Que faire ? Il se précipite sur l'un des suisses pontificaux qui font la haie, hallebarde au poing, et lui attrape la barbe à pleines mains ; il le félicite de cette belle barbe, accompagne ses paroles de caresses, de mines et d'éclats de rire. Et Jouhandeau conclut : « »Passé le danger de léviter ouf ! »
Saint Philippe Néri avait reçu le don d'opérer des miracles, et il s'ingéniait à en diminuer le caractère surnaturel. Un jour il prit entre ses mains le visage d'un impotent, qui retrouva de ce fait l'usage de ses jambes. « Tu vois bien que ce n'était rien ! » dit Philippe. Il voulait à tout prix qu'on n'allât pas imaginer que Dieu pût le traiter comme il a coutume de traiter les saints.
Dans sa vieillesse, Dieu l'habitait si fortement qu'il dut renoncer à célébrer la messe en public : on ne pouvait plus la suivre. Elle durait des heures entières. Rien ne lui échappait du mystère qu'il célébrait. A la déformation du calice, on s'apercevait qu'il en avait mordu le métal.
Jusqu'à son dernier soupir, Philippe fut gai et drôle. La joie chrétienne lui apparaissait comme un défi à la malheureuse condition de l'homme sur la terre. Il soutenait que les deux marques du diable sont la tristesse et le goût pour la logique. Cet homme, dont la sagesse était si grande et les plaisanteries si vives qu'on l'appelait le « Socrate romain », dont le charme a fasciné des foules, qui dirigeait les cardinaux, les papes et les savetiers, qui inspirait une affection passionnée aux chiens et aux chats, qui n'eut jamais une pensée égoïste, mourut vierge et dans un état de pureté presque inimaginable. Aucun homme n'a tant ri que lui ; aucun n'a été pleuré davantage. Il a apporté au monde la révélation que rien ne convient mieux à un saint qu'un certain abandon, et une hilarité de bon aloi, signes caractéristiques de la liberté des Enfants de Dieu.
Jean DUTOURD de l'Académie française
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