Défense de la langue française   
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Éditorial N° 223



LABICHE,
« Le temps des bourgeois »


C’était le 2 mars 1981, l’une des « Rencontres du Palais-Royal », consacrée à Labiche.
À la demande de Jean-Michel Rouzière, Jean Dutourd avait rédigé un dialogue qu’il lut avec Jean-Laurent Cochet.
Afin de prolonger le merveilleux moment que nous avons passé avec celui-ci le 9 novembre 2006 (voir DLF, no 222), nous reproduisons des extraits de ce dialogue (publié dans
L’Avant-Scène, n° 693).
JEAN DUTOURD. Tout est rompu, mon gendre !
JEAN-LAURENT COCHET. Je vous répondrai ceci : il n’y a que Dieu qui ait le droit de tuer son semblable.
JEAN DUTOURD. Plus un peuple a de lumières, plus il est éclairé.
JEAN-LAURENT COCHET. Sans me vanter, il fait joliment chaud.
JEAN DUTOURD. Savez-vous, mon cher Cochet, que nous pourrions parler comme ça pendant deux heures, trois heures, et même aussi longtemps au besoin que dure Le Soulier de Satin ?
JEAN-LAURENT COCHET. Je crois que je sais pourquoi : c’est parce que Labiche est un grand écrivain et que le propre des grands écrivains est que l’on peut détacher de leurs œuvres une foule de petites phrases qui sont frappées comme des médailles et qui tournent à la maxime.
JEAN DUTOURD. C’est vrai, mais il y a encore une autre raison.
JEAN-LAURENT COCHET. Oh ! il doit bien y en avoir une douzaine d’autres. Labiche est inépuisable comme Victor Hugo, et comme il a été beaucoup moins étudié, il reste à dire des quantités de choses sur lui. Donnez-moi quand même votre autre raison.
JEAN DUTOURD. C’est que Labiche, en peignant dans tous les détails le petit bourgeois du XIXe siècle, a peint le petit bourgeois éternel. Le XIXe siècle a été le siècle du bourgeois. Le XXe a pris la suite.
JEAN-LAURENT COCHET. Ah ! pardon, là je vous arrête. Marx et Lénine se retournent dans leurs tombes.
JEAN DUTOURD. Ça les changera, depuis le temps qu’on leur apporte des fleurs. Et pourquoi, d’après vous, se retournent-ils ?
JEAN-LAURENT COCHET. Parce que le XXe siècle est le siècle du prolétaire, pardi.
JEAN DUTOURD. C’est bien ce que je dis.
JEAN-LAURENT COCHET. Je n’avais pas remarqué.
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JEAN DUTOURD. [...] Qu’est-ce que vous diriez, pour illustrer tout ce que nous avons dit jusqu’à présent, de prendre un bon morceau de La Rue de l’homme armé n° 8 bis ?
JEAN-LAURENT COCHET. Hélas ! je dirais non.
JEAN DUTOURD. Non ? Pourquoi non ? La Rue de l’homme armé est une excellente pièce ; à mon avis une des plus fortes et des plus drôles que Labiche ait faites. Tenez, je vais vous dire : elle est à la révolution ce que Le Voyage de M. Perrichon est à l’alpinisme. Il y a dans La Rue de l’homme armé le mécanisme révolutionnaire de la roue qui tourne, du chambardement social, des petits qui deviennent gros et des gros qui deviennent petits, de l’ôte-toi-de-là-que-je-m’y-mette, démonté ressort par ressort comme une montre. Et tout cela étourdissant de gaieté. C’est la philosophie de l’histoire mise en vaudeville. Cochet, Cochet, vous me faites peur. Seriez-vous effrayé de mettre en scène La Rue de l’homme armé ? Craindriez-vous des représailles ?
JEAN-LAURENT COCHET. Dutourd, Dutourd, vous ne me faites pas peur, vous me faites de la peine.
J’adorerais mettre en scène La Rue de l’homme armé, je me damnerais pour ça, mais ce n’est pas possible.
JEAN DUTOURD. Pourquoi ? Il suffit de le vouloir.
JEAN-LAURENT COCHET. Non, il ne suffit pas de le vouloir : il faut le pouvoir. Dans La Rue de l’homme armé, il y a quatorze personnages, sans compter les figurants qui doivent bien être une vingtaine. Il y a quatre actes avec un décor par acte, ce qui fait quatre décors. Il y a une intrigue suivie, dont il est très difficile de détacher un morceau, etc. Bref, il y a dix empêchements matériels. Je ne vois guère que la Comédie-Française aujourd’hui, qui est opulente et qui a une grande troupe, capable de monter un tel spectacle. N’importe quel directeur de théâtre y regarderait à deux fois et même à trois. Hélas, la Comédie-Française ne montera jamais une pièce aussi subversive. Le genre subversif n’est pas son genre en ce moment. Vous ne savez pas ce que c’est que le théâtre, Dutourd. Enfin, le théâtre en 1981. C’est ruineux. Au temps de Labiche, c’était beaucoup moins cher.
.......................................................................................................................................................... JEAN DUTOURD. [...] Bon. Puisque nous ne jouons pas La Rue de l’homme armé, qu’est-ce que nous jouons ?
JEAN-LAURENT COCHET. Je propose Madame veuve Larifla qui n’a pas été joué depuis sa création ici même, au Palais-Royal, c’est-à-dire depuis 130 ans, et qui ne figure pas dans les dix volumes de ce qu’on appelle improprement le Théâtre complet de Labiche. Ces dix volumes ne sont en réalité qu’une « première série » de ses comédies. Labiche est mort avant de publier une « seconde série ». Il a fallu attendre 1966 pour que parût une édition vraiment complète du « Théâtre de Labiche ». C’est la fameuse collection du Club de l’honnête homme, où il y a cent deux pièces inédites, dont certaines sont des chefs-d’œuvre.
.......................................................................................................................................................... JEAN DUTOURD. Un mot quand même, avant de jouer Madame veuve Larifla. C’est un petit vaudeville très drôle, dans lequel Labiche va à toute vitesse. Il y a un effet comique à peu près à chaque réplique, mais Labiche n’appuie jamais, il ne répète rien. Une seconde d’inattention et on laisse passer une perle. Labiche n’est pas un auteur facile, contrairement à ce qui est communément admis. On parle toujours des pièces de Feydeau, qui sont construites comme « un mécanisme d’horlogerie ». Effectivement dans Feydeau le comique sonne toujours à point nommé, au quart, à la demie, à l’heure. La pendule de Labiche ne sonne jamais quand on s’y attend.
Jean DUTOURD
de 1 'Académie française


NDLR : Rappelons que notre président vient de publier un nouveau roman, intitulé Leporello (Plon, 154 p., 16,90 €).

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