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La réforme de l’orthographe est une de ces absurdités dont on parle
périodiquement et qu’heureusement on ne réalise jamais. En tant
qu’écrivain, j’y suis irréductiblement hostile. Les choses ayant trait à
notre être sont intouchables.
Je ne veux pas dire que l’orthographe ne doive changer avec le
temps, mais ces changements doivent se faire comme ceux de la
nature : doucement, insensiblement. Un mot est un caillou. Il faut
trois cents ans pour qu’il perde une lettre. Cela est du même ordre
que l’érosion des rochers.
Je dis caillou. Non. Un mot est un être vivant dans lequel il ne faut
pas tailler à tort et à travers. Les seuls chirurgiens qui peuvent le
transformer sont les gosiers populaires, lesquels agissent justement
comme la nature sur les pierres.
Teste devient
tête parce que pendant
des siècles le peuple n’a pas prononcé le s. L’orthographe a finalement
(mais avec quelle prudence, avec quel retard !) entériné
l’usage.
Lorsque les savants, les professeurs, les pédants s’occupent du
langage, le résultat est invariablement monstrueux. Nous en avons eu
un exemple à la Renaissance, lorsque les humanistes et les
rhétoriqueurs ont encombré notre langue de leur grec. Nous en
avons un autre exemple aujourd’hui, avec le charabia scientificophilosophique,
l’« hexagonal », le « franglais ». Qui parle mal ? Non
le peuple bien sûr, mais les prétendues élites pensantes. Et
pourquoi ? Parce qu’elles n’ont que l’intellect, et point d’oreilles. Le
peuple vit avec le langage comme le paysan avec sa terre. Même
familiarité, même connivence, même amour, même respect. Le
paysan n’est ni géologue, ni météorologiste, mais il prévoit le soleil et
la pluie. Le peuple n’est ni sémanticien, ni étymologiste, mais il reste
fidèle au génie de la langue au milieu de ses pires barbarismes.
Le vice des professeurs est le rationalisme. S’ils sont chargés
d’entreprendre une réforme de l’orthographe, ils la feront
rationnellement, ce qui sera funeste, car l’orthographe, comme la
langue, comme la vie, n’est pas une chose rationnelle.
Les mots pour un écrivain ne sont pas seulement des sons. Ils ont
aussi une figure qui joue son rôle dans l’écriture puis dans la lecture.
Une page est faite pour l’oeil autant que pour l’oreille. Si j’écris
philosophie, ce n’est pas la même chose que « filosofie », quoi qu’en
dise Voltaire. Philosophie avec ses deux ph a un aspect austère,
majestueux, qui s’accorde secrètement avec les grands hommes qui
ont pratiqué cette science.
Je sentais cela déjà dans mon enfance. J’avais l’instinct de l’orthographe
française, et aussi loin que je me souvienne j’ai écrit sans
fautes. Cette sorte d’instinct n’est pas si singulière qu’il y paraît.
L’orthographe est quelque chose d’aussi intrinsèque à la France que
son langage, que son histoire : elle a évolué dans le même mystère. Je
ne sais quel atavisme, lorsque j’avais huit ans, m’empêchait de me
tromper sur des mots difficiles comme
abbaye ou
chanfrein.
Entre l’écrivain et les mots, il y a une familiarité ancestrale. L’ébéniste
sait que l’acajou et le citronnier n’ont pas le même grain et qu’on les travaille différemment. De même, l’écrivain, nourri des maîtres,
connaît le poids de chaque mot. Si l’on change brusquement
l’orthographe du mot, le poids change aussi, de façon subtile. La
phrase n’est plus la même, ni la musique. Toute une littérature
risque d’être abîmée.
À qui profiterait une réforme simplificatrice de l’orthographe, tendant
vers la reproduction phonétique ? Évidemment aux ignorants. Mais
qu’importe que les ignorants fassent des fautes ? Ils en ont toujours fait,
et cela ne les a jamais empêchés de dormir.
Jean DUTOURD
de 1 'Académie française
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