Défense de la langue française   
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Éditorial N° 229


L’érosion, pas la chirurgie
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Dans La Grenade et le Suppositoire (Plon, 2008), Jean Dutourd, de l’Académie française, a rassemblé les chroniques qu’il a rédigées pour France-Soir du 20 novembre 1975 au 20 décembre 1978. Souvent prémonitoires, ces chroniques sont d’une surprenante actualité. Nous remercions notre président de nous avoir autorisés à reproduire l’une d’entre elles (p. 16 à 19), qui s’inscrit dans les préoccupations de la plupart de nos lecteurs.
La réforme de l’orthographe est une de ces absurdités dont on parle périodiquement et qu’heureusement on ne réalise jamais. En tant qu’écrivain, j’y suis irréductiblement hostile. Les choses ayant trait à notre être sont intouchables.
Je ne veux pas dire que l’orthographe ne doive changer avec le temps, mais ces changements doivent se faire comme ceux de la nature : doucement, insensiblement. Un mot est un caillou. Il faut trois cents ans pour qu’il perde une lettre. Cela est du même ordre que l’érosion des rochers.
Je dis caillou. Non. Un mot est un être vivant dans lequel il ne faut pas tailler à tort et à travers. Les seuls chirurgiens qui peuvent le transformer sont les gosiers populaires, lesquels agissent justement comme la nature sur les pierres. Teste devient tête parce que pendant des siècles le peuple n’a pas prononcé le s. L’orthographe a finalement (mais avec quelle prudence, avec quel retard !) entériné l’usage.
Lorsque les savants, les professeurs, les pédants s’occupent du langage, le résultat est invariablement monstrueux. Nous en avons eu un exemple à la Renaissance, lorsque les humanistes et les rhétoriqueurs ont encombré notre langue de leur grec. Nous en avons un autre exemple aujourd’hui, avec le charabia scientificophilosophique, l’« hexagonal », le « franglais ». Qui parle mal ? Non le peuple bien sûr, mais les prétendues élites pensantes. Et pourquoi ? Parce qu’elles n’ont que l’intellect, et point d’oreilles. Le peuple vit avec le langage comme le paysan avec sa terre. Même familiarité, même connivence, même amour, même respect. Le paysan n’est ni géologue, ni météorologiste, mais il prévoit le soleil et la pluie. Le peuple n’est ni sémanticien, ni étymologiste, mais il reste fidèle au génie de la langue au milieu de ses pires barbarismes. Le vice des professeurs est le rationalisme. S’ils sont chargés d’entreprendre une réforme de l’orthographe, ils la feront rationnellement, ce qui sera funeste, car l’orthographe, comme la langue, comme la vie, n’est pas une chose rationnelle.
Les mots pour un écrivain ne sont pas seulement des sons. Ils ont aussi une figure qui joue son rôle dans l’écriture puis dans la lecture. Une page est faite pour l’oeil autant que pour l’oreille. Si j’écris philosophie, ce n’est pas la même chose que « filosofie », quoi qu’en dise Voltaire. Philosophie avec ses deux ph a un aspect austère, majestueux, qui s’accorde secrètement avec les grands hommes qui ont pratiqué cette science.
Je sentais cela déjà dans mon enfance. J’avais l’instinct de l’orthographe française, et aussi loin que je me souvienne j’ai écrit sans fautes. Cette sorte d’instinct n’est pas si singulière qu’il y paraît. L’orthographe est quelque chose d’aussi intrinsèque à la France que son langage, que son histoire : elle a évolué dans le même mystère. Je ne sais quel atavisme, lorsque j’avais huit ans, m’empêchait de me tromper sur des mots difficiles comme abbaye ou chanfrein. Entre l’écrivain et les mots, il y a une familiarité ancestrale. L’ébéniste sait que l’acajou et le citronnier n’ont pas le même grain et qu’on les travaille différemment. De même, l’écrivain, nourri des maîtres, connaît le poids de chaque mot. Si l’on change brusquement l’orthographe du mot, le poids change aussi, de façon subtile. La phrase n’est plus la même, ni la musique. Toute une littérature risque d’être abîmée.
À qui profiterait une réforme simplificatrice de l’orthographe, tendant vers la reproduction phonétique ? Évidemment aux ignorants. Mais qu’importe que les ignorants fassent des fautes ? Ils en ont toujours fait, et cela ne les a jamais empêchés de dormir.
Jean DUTOURD
de 1 'Académie française
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