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Éditorial N° 238


Aymé est un bonheur



Dans un état critique (La Découverte, « Les empêcheurs de penser en rond », 408 p., 20 €), nouvel ouvrage de notre président, rassemble 120 des chroniques qu’il a publiées dans Le Nouvel Observateur entre 1998 et 2003. Nous le remercions de nous avoir autorisés à reproduire un extrait de celle qu’il consacra à Marcel Aymé à l’occasion de la parution de ses oeuvres romanesques complètes*.
Encore un Marcel à aimer ! Fallait-il cependant que, à peine sorti de son purgatoire, Aymé descende aussitôt au tombeau où l’attendait l’un des sarcophages portatifs de la Pléiade ? La fameuse collection n’est pas sans danger pour un écrivain. Elle le fige comme un froid polaire recouvre le fleuve d’une pellicule de glace. Le papier bible a la teinte d’ivoire qu’on admire aux défunts morts de leur belle mort, à l’extrême soir d’une existence remplie d’honneurs, de succès, outre ces joies morales que couronne – c’est le mot – une nécro dans Le Monde, inimitable de ferveur retenue. Moralement, l’auteur réduit à ce format semble étendu sur un lit de parade, les mains jointes, un chapelet entre les doigts, prêt à faire la planche à la surface du Léthé, qui est, si vous avez des bribes de mythologie en poche, la rivière allant de l’anonymat commun à l’oubli définitif.
La Pléiade consacre autant qu’elle intimide et, parfois, écarte. Aymé se joue de sa solennité : il reste tout vif et chaud dans ce deuxième boîtier proposant les oeuvres antérieures à la guerre, qui suivirent le coup de sabot flanqué aux lettres françaises par La Jument verte. À savoir des romans – Maison basse, Le Moulin de la Sourdine, Le Boeuf clandestin –, des nouvelles, et dans leur intégralité Les Contes du chat perché où, pour l’éternité, Delphine et Marinette s’entretiennent sans étonnement avec les animaux de la ferme. Au coeur d’une campagne franc-comtoise dont l’herbe paraît rafraîchie à chaque paragraphe, les ciels délavés à l’aquarelle, les arbres redessinés de manière à contenir dans leur feuillage profils et figures, qui ajoutent aux énigmes de l’univers. L’aiguille oscille sans trêve d’un pôle à l’autre de l’inspiration d’Aymé : un fantastique rendu plausible par des observations gaillardes ; un réalisme qui se sauve et du sordide et du constat par la poésie des métaphores, un humour de flegmatique, le choix des adverbes. Or les adverbes, surtout quand ils sont en ment, sont d’un usage si dangereux qu’il serait opportun, en grammaire, de les signaler par la tête de mort et les tibias croisés ornant la porte des transformateurs qu’EDF sème au bord des routes.
Prenons un exemple : de l’un de ses personnages tirés de la foule urbaine comme au hasard, pour prouver que toute vie, à l’examen, est un roman avec son irréductible dose d’extravagance, le narrateur, à la page 191, dit : « Jalamoi était tendrement communiste. » Avant de préciser : « C’était surtout l’élan d’un vieil homme timide qui découvrait une occasion d’aimer tous les hommes à coeur content. » Selon Wilde, une fois lu Dostoïevski, un romancier n’a plus que la ressource de bricoler les épithètes. L’exemple que l’on vient de citer démontre que le génie conserve sa part de manoeuvre.
Et, bien entendu, tel exemple, on ne l’a pas préféré à cent autres sans une arrière-pensée : faire pièce à quelques-uns qui s’obstinent à pousser vers l’extrême droite un artiste qui ne fut d’aucun parti et qui, à la veille de disparaître, signait un appel du Comité de Solidarité française avec Israël. Voilà pour les limites de l’amitié qu’Aymé vouait à Céline, amitié toute littéraire, complicité de riverains de l’avenue Junot, sur la butte Montmartre, qui leur fournit à tous deux tant d’argot à remodeler, tant de modèles à transformer en archétypes. L’auteur du « Voyage » ne se privera pas, à travers une fiction, de réserver un paquet de méchanceté à son bienfaiteur, en récompense de son dévouement au temps de l’exil et des prisons danoises. La victime n’a jamais gardé rancune à son insulteur : on n’étonne pas facilement un connaisseur du burlesque et des revirements de la psychologie. On ne chagrinera plus jamais un homme qui a perdu sa mère lorsqu’il était gamin, et ne conserve plus d’elle que le souvenir d’un parfum dans les replis d’un châle. Il en naît un pessimisme et une tristesse qui cèdent seulement à la grâce de l’enfance et à la confiante bonté des bêtes, au premier rang desquelles se distingue et médite le matou d’un rade de la rue Norvins, où Aymé consacrait ses après-midi au jeu de billard, silencieux, à l’écoute mine de rien du langage de la rue, qui bouge, évolue, expérimente, et ira jusqu’à la fin l’enrichir de ses trouvailles, de ses verdeurs, et aussi des dernières plaintes de l’accordéon, des ultimes cris du vitrier.

Angelo Rinaldi
de l 'Académie française

* Marcel Aymé, OEuvres romanesques complètes (Gallimard, « La Pléiade », édition établie par Michel Lecureur, tome II, 1 498 p.).
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