Défense de la langue française   
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Éditorial N° 283


« Drôle de genre »
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Notre président, Xavier Darcos, chancelier de l’Institut, a publié, sous ce titre, cet article grammatical dans le Bloc-notes du mois de septembre 2021 du site de l’Académie française.

Chacun sait qu’il suffit de passer du singulier au pluriel pour qu’un mot change de sens. On ne confondra pas, par exemple, la vacance d’un poste, quand il n’est plus occupé par quelque employé, avec les vacances d’été ; pas plus que le ciseau du sculpteur qui taille sa pierre avec les ciseaux de la couturière ; ni l’assise d’un tabouret avec les assises qui attendent l’accusé. Et je n’oublie pas d’enlever mes lunettes pour regarder dans une lunette astronomique. Le français possède aussi des mots qui n’ont pas de singulier (comme moeurs, agissements, vivres, funérailles ou honoraires). Enfin, nous avons tous appris que trois substantifs (amour, délice et orgue) sont masculins au singulier et féminins au pluriel. Face à l’anglais qui ignore le genre grammatical, avouons que ces nuances peuvent paraître bizarres. Mais elles font le charme de nos expressions.

Parfois la confusion finit par régner et l’usage flotte. Par exemple, orbite est féminin, mais son emploi au masculin est attesté dans toute la littérature, comme on le lit chez Proust : « Quand sa maîtresse du moment était [...] une personne qu’une extraction trop humble ou une situation trop irrégulière n’empêchait pas qu’il [la] fît recevoir dans le monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans l’orbite particulier où elle se mouvait...1 »
De même, sans qu’on sache trop pourquoi, hymne, qui est usuellement masculin, s’emploie au féminin quand il s’agit des cantiques d’un office religieux. On verse sa solde à un militaire, ce qui lui permettra de vérifier à sa banque le solde de son compte, c’est-à-dire ce dont il dispose. S’il a des dettes, il est à la merci de son banquier, mais il lui dira un grand merci, si ce dernier lui fait crédit. La publicité vante les lessives « aux enzymes gloutons », même si le Dictionnaire de l’Académie estime qu’enzyme est féminin. Bref, les hésitations ne sont pas si rares et elles ont évolué au cours de l’histoire de la langue, tel amour qui s’employait surtout au féminin jusqu’au XVIe siècle, par exemple dans les Rondeaux de Charles d’Orléans : « Ma seule amour, ma joie et ma maîtresse, / Puisqu’il me faut loin de vous demeurer, / Je n’ai plus rien, à me réconforter, / Qu’un souvenir pour retenir liesse2. »

Le passage d’un genre à l’autre permet surtout un changement de sens, comme dans un aide (d’ordonnance, de camp) et une aide (une personne ou une action qui apporte quelque assistance). La langue française compte quelque trois cents de ces homonymes, qui changent de sens selon le genre, et, pour la plupart, ils sont bien identifiés dans le langage courant. Personne ne confondra un vase, où l’on pose des fleurs coupées, avec la vase, cette boue des eaux stagnantes ; ni la trompette avec le trompette qui en joue ; ni le plastique dont est fait un objet quelconque avec la plastique d’une belle personne ; ni le pendule du professeur Tournesol ou celui de Foucault avec la pendule dont le balancier oscillait dans les maisons d’autrefois. Il y a peu de chances qu’un cuisinier confonde sa poêle avec le poêle sur lequel il va la poser. Et, face aux imprécateurs qui vous font la morale, vous gardez le moral. Vous pouvez travailler un mi-temps et être retenu tard au bureau, au point d’avoir raté la première mi-temps du match à la télévision. Du coup, vous regarderez peut-être la retransmission d’une classique de golf, en écoutant, plutôt que les commentaires bavards, du classique. Ou vous lirez la critique d’un grand critique.

Mais, dans la fluidité du langage parlé, il peut arriver que la différence de genre, donc de sens, ne soit plus perçue si facilement, comme dans une phrase de ce type : « La vie de Chateaubriand restera dans nos mémoires (féminin), d’autant qu’il en fit la relation dans ses Mémoires (masculin). » Ou encore : « Napoléon choisit l’aigle (masculin) comme un des symboles de l’Empire et ses armées marchaient derrière les aigles (féminin) impériales, peintes aussi sur ses drapeaux. » Plus difficile : « Laissez une espace (féminin) entre vos paragraphes, pour que votre lettre ait plus d’espace (masculin) dans la page. » Lisons aussi La Fontaine : « Sans cela toute fable est un oeuvre imparfait3. » Il distingue l’oeuvre au féminin (l’activité, le labeur, le travail, l’écrivain en train d’écrire) de l’oeuvre au masculin (le résultat global, l’ensemble fini, quand « le gros oeuvre » est achevé). On voit dans cet exemple que la différence entre les deux genres permet d’exprimer plus que des nuances.

Cette recherche de précision explique que certains mots semblent hésiter. C’est le cas de foudre qui, jusqu’au milieu du XIXe siècle, était tantôt féminin (pour désigner le phénomène météorologique lui-même) et tantôt masculin dans ses emplois imagés : « tomber comme un foudre » ; « Quels foudres lancez-vous quand vous vous irritez4 » ; « un foudre de guerre » (le canon puis, par extension métaphorique, un guerrier qui foudroie l’ennemi) ; « un foudre d’éloquence » (un orateur qui impressionne), etc. On dit parfois que ces mots sont « épicènes », mais c’est une erreur, car un épicène est un nom binaire, qui peut concerner un mâle ou une femelle (comme animal, âme, créature, être, parent, personne, individu...) : « un élève studieux, une élève studieuse ; un enfant heureux, une enfant heureuse ». De même, le nom générique des animaux est épicène : il désigne un représentant de l’espèce, quel que soit le sexe (une perdrix, une écrevisse, une girafe, une hirondelle, un hippopotame).

Les cas d’ambivalence grammaticale que nous examinons n’ont donc rien à voir avec l’épicène. L’exemple le plus connu reste l’emploi de gens, qui arrive à cumuler les deux genres dans une même phrase. On peut dire : « il y a certaines gens qui sont bien sots » ou « les vieilles gens sont souvent méfiants ». Ce qui entraîne ces autres absurdités : « quelles gens as-tu rencontrés ? » ; « il faut rendre heureux les gens qu’on aime ». En fait, gens est le pluriel d’un ancien nom féminin
gent (« la gent féminine »), mais l’usage du masculin prédomine (« les gens sont méchants ») sauf quand l’adjectif est placé avant le nom (« des bonnes gens », « de petites gens »). Rien n’est plus arbitraire et plus déconcertant, avouons-le, d’autant que les choses se compliquent encore avec l’accord de voisinage, l’adjectif placé immédiatement avant le nom commandant son genre : « de bons et braves gens... de braves et bonnes gens... ».

Dans les débats linguistiques actuels, où l’on fait le procès de la prédominance du masculin, supposée prouver que la norme résulte de l’intention des classes dirigeantes, majoritairement masculines, on oublie souvent que le genre des mots ne résulte que d’une pratique totalement incohérente, voire aléatoire : pourquoi un fauteuil et une chaise, un gâteau et une tarte, plutôt que l’inverse ? Faut-il vraiment y voir la main virile de quelque personne influente, ce qu’on nomme « une grosse légume » ?

Xavier Darcos
Chancelier de l’lnstitut de France



1. Du côté de chez Swann, page 192 de l’édition de la Pléiade.
2. Ce poème a été mis en musique par Laurent Voulzy en 2019.
3. Le Chat et les Deux Moineaux.
4. Corneille, Horace, III, 1.
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