Défense de la langue française   
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Remerciements de Jean Quatremer

Discours de Jean Quatremer à l’occasion de la remise du prix Richelieu décerné par Défense de la langue française le 27 mars 2010, à l’Institut
Après ce magnifique discours de Quentin Dickinson, je voudrais juste apporter quelques notations.
Ce prix nous a fait extrêmement plaisir, parce que, effectivement, en ce moment, nous avons l’impression d’exercer notre métier dans un environnement hostile.
Bruxelles, c’est un petit peu l’avant-poste de l’influence du français dans le monde. Nous observons les armées étrangères avancer. Et il faut dire que, depuis 1995, nous assistons à un déferlement de l’anglophonie sur Bruxelles et aujourd’hui en France, puisque, comme vous le savez, désormais les grandes écoles et les universités réclament de pouvoir faire les cursus uniquement en langue anglaise pour diffuser les idées françaises à travers le monde.
J’avoue que ce raisonnement m’a toujours paru assez curieux, assez spécieux, parce que je ne pense pas que l’anglais se soit imposé à travers le monde en parlant serbo-croate ou suédois.
Or, aujourd’hui, nous voyons nos élites expliquer que pour diffuser les idées françaises il faut parler anglais ! Pour moi, une bonne idée est une bonne idée quelle que soit la langue dans laquelle elle est exprimée et, en tous les cas, la vacuité ne paraît pas brutalement intelligente à partir du moment où elle est exprimée en anglais.
Je considère donc qu’il y a une véritable responsabilité de nos élites politiques dans cette « déroute » de la langue française à Bruxelles, et je la date, très précisément, de la négociation d’adhésion de la Suède, de la Finlande et de l’Autriche, parce que le gouvernement d’Édouard Balladur a commis une faute politique d’une rare gravité, qui a été de ne pas négocier avec ces pays l’équivalent des accords Pompidou-Heath qui avaient prévu que les Britanniques et les Irlandais s’engageaient à envoyer à Bruxelles uniquement des diplomates et des fonctionnaires maîtrisant le français. Or, en 1993-1994, c’était le début d’une prétendue « modernité à la française », où la modernité passe par un usage de l’anglais et la reconnaissance que le français n’est, somme toute, qu’une petite langue parlée par des tribus lointaines. Lorsque j’en avais parlé à Alain Lamassoure, à l’époque ministre délégué aux Affaires européennes – et européen convaincu –, il m’avait regardé absolument sidéré, se demandant de quoi je parlais. Il n’avait jamais entendu parler de ces accords Pompidou-Heath. Et le résultat a été immédiat et dramatique.
Aujourd’hui, j’entends en France des gens pointer du doigt le grand élargissement de 2004 aux pays d’Europe de l’Est, mais le français a abdiqué à partir de 1995 ! C’est à ce moment-là qu’on a vu le nombre de documents en français s’effondrer, qu’on a vu la langue française reculer, tout simplement par un effet normal : lorsque, dans une salle, vous avez quinze personnes dont quatorze parlent et comprennent le français, mais dont une ne le comprend pas, à partir de là on bascule vers l’anglais. C’est exactement ce qui s’est passé.
J’ai vu des gouvernements français accepter de négocier sur des textes en anglais. C’est absolument sidérant !
Il y a eu un refus de se battre de la part de nos élites françaises, je dirais même une volonté de nos élites de promouvoir l’anglais.

Quelques exemples :
• L’Eurocorps n’est constitué d’aucun soldat britannique ou irlandais, et la langue unique de l’Eurocorps – acceptée par les Français –, c’est l’anglais ! Or, il n’y a pas un seul soldat « native English speaker ».

• L’Agence européenne de défense : les Britanniques refusent aujourd’hui de payer leur écot au budget de cette agence. La langue unique de cette agence est… l’anglais !

• La France, encore dernièrement, a accepté la nomination de lady Ashton comme ministre des Affaires étrangères de l’Union européenne – c’est ainsi que je l’appelle, refusant de céder aux Britanniques qui ont réussi à faire enlever cette appellation du traité de Lisbonne. M. Sarkozy a donc accepté la nomination d’un ministre des Affaires étrangères qui ne parle pas un mot de français. (D’ailleurs, elle ne parle un mot d’aucune langue, ce qui est beaucoup plus simple et montre le talent de la personne !) Évidemment, je trouve que c’est absolument dramatique. C’est dramatique, pas seulement pour le français – parce que le recul du français est un fait –, mais c’est dramatique pour le multilinguisme, pour la multiculturalité du projet européen, parce que le projet européen n’est pas d’unifier les cultures, d’effacer les nations et de promouvoir une langue. (Peut-être qu’une langue commune apparaîtra à terme, mais certainement pas la langue d’un pays.) Le projet européen, c’est le respect de la diversité, le respect des États, le respect des États-nations.
Je suis moi-même un fédéraliste européen convaincu. Mais cette Europe dominée par une langue et, en plus, une langue porteuse de valeurs qui ne sont en aucun cas les miennes, ce projet-là, je ne m’y reconnais absolument pas.
Je pense que c’est très dangereux pour l’Europe, parce que nos élites sont en train de réinventer la langue des clercs, une langue dont les peuples sont exclus. On dit aujourd’hui que tout le monde parle anglais. C’est tout à fait faux ! Sur 500 millions d’habitants en Europe, combien seront capables – même dans dix ans, même dans vingt ans – de comprendre ou de parler l’anglais ? C’est une langue réservée à une élite, une élite qui voyage. Quoi qu’on fasse, ce langage des clercs ne pourra qu’exclure les citoyens de la construction communautaire. Je trouve donc cet unilinguisme anglais extrêmement dangereux, extrêmement dommageable pour le projet européen.
Alors, aujourd’hui, je constate que nos gouvernements commencent à s’agiter, commencent, je dirais, à se battre, conscients qu’effectivement quelque chose est en train de leur échapper. Mais, à mon sens, c’est trop tard ! J’ai le sentiment que le combat aujourd’hui est largement perdu, à Bruxelles. C’est pour cela que j’ai un peu l’impression de recevoir cette médaille comme un soldat tombé au champ d’honneur. Je me battrai jusqu’au bout, car, après tout, en tant que Français j’aime les belles défaites, mais j’ai véritablement le regret d’avoir assisté à cette défaite, défaite portée par nos élites. Cela me fait penser à cette étrange défaite qu’on a dénoncée à une autre époque (Camerone) parce qu’aujourd’hui on considère que – puisque l’anglais, langue dominante, est la langue des affaires – nous devons abdiquer face à cet unilinguisme anglophone. C’est regrettable. On pourra peut-être inverser le cours de l’Histoire, mais cela, dans l’Histoire, s’est rarement vu. Alors peut-être un de Gaulle incarné par Quentin Dickinson à mes côtés sera-t-il capable de porter le combat !

Jean Quatremer, journaliste, est né en 1957.
Formation : Études de droit (spécialisation en droit international privé, droit du commerce international et droit européen).
Carrière : chargé de travaux dirigés à la faculté de droit à Paris X-Nanterre et à Paris II-Assas, il travaille dans un cabinet d’avocats, au Conseil d'État et à la Cour de cassation (1982-1986).
Pour Libération : couvre la rubrique « immigration » et, plus généralement, les questions juridiques (1984-1990) ; responsable du cahier « Europe » (1990-1991) ; correspondant auprès de l’Union européenne, chargé de la couverture de l’actualité communautaire (depuis 1992). Il alimente chaque jour depuis 2005, pour Libération.fr, son bloc-notes : les « Coulisses de Bruxelles ».
Autres activités : nombreux reportages pour la télévision (France 2, Arte, France 5, Canal+ Belgique) sur des sujets européens ou de société. Correspondance pour les radios RTL, puis RMC. Membre du jury du Prix du livre européen créé en 2007, membre du jury du prix Louise-Weiss du journalisme européen et président de la section française de l’Association des journalistes européens depuis 2008.
Œuvres : Ces hommes qui ont fait l’euro, querelles et ambitions européennes (1999), en collaboration avec Thomas Klau, et Les Maîtres de l’Europe (2005), en collaboration avec Yves Clarisse.
Distinctions : prix Louise-Weiss du journalisme européen 2006 et prix Konstantinos-Kalligas 2009 décerné par la presse grecque.
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